Une manifestation à Lisbonne en février 2004 - AFP
PORTUGAL - L’hypocrisie de la législation sur l’avortement
Un procès pour crime d'avortement relance le débat sur l'interdiction de l'interruption volontaire de grossesse. La presse constate les contradictions de la société portugaise, entre un discours extrêmement moderne sur la sexualité et le poids de la tradition et de l’ignorance en matière de contraception.
"Une jeune fille de 21 ans était jugée, le mardi 2 novembre, au tribunal correctionnel de Lisbonne pour avoir interrompu volontairement sa grossesse en prenant du misoprostol", un médicament conçu pour combattre les ulcères de l’estomac mais pouvant avoir des effets secondaires abortifs, rapporte l’hebdomadaire Visão.
Ce procès remet à la une la question de l’interruption volontaire de grossesse, que la loi portugaise, ratifiée par référendum en 1998, considère comme un crime passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison. Seules trois raisons d’avorter sont admises par le texte : le danger pour la vie ou pour la santé de la mère, la malformation du fœtus ou le viol. Or la situation de la jeune fille ne correspondait à aucun de ces trois cas.
Etudiante d’origine capverdienne, âgée de 17 ans lors des faits et vivant avec sa mère dans une banlieue défavorisée de la capitale, elle n’a à aucun moment été accompagnée médicalement pour sa grossesse avant son arrivée aux urgences à la suite d’importantes hémorragies. Elle pensait d’ailleurs être enceinte de trois semaines et non de cinq mois, comme l’ont révélé ensuite les analyses.
A l’hôpital, elle a déclaré à un officier de police venu lui rendre "visite" qu’elle avait pris seule cette décision difficile en ingérant cinq comprimés par voie orale et trois par voie vaginale, car elle "n’était pas en mesure d’offrir à l’enfant les conditions nécessaires pour l’élever correctement", raconte le magazine portugais.
Mardi, moins d’une heure après le début du procès, la juge Conçeição Oliveira a rendu un verdict favorable à la jeune fille, alléguant que l’intention délibérée d’avorter n’avait pas été prouvée et déclarant ensuite qu’"à 17 ans on est une enfant". Les médias et les responsables politiques du pays ont approuvé cette décision - jusqu’au bâtonnier de l’ordre des avocats, José Miguel Júdice, qui a déclaré au prestigieux quotidien Diário de Notícias que "parfois Dieu écrit le droit sur des lignes tordues".
Une ligne bien-pensante que rejette la journaliste portugaise Fernanda Câncio dans ce même quotidien. "Parce qu’elle est pauvre et enfant et noire, on peut tous garder notre conscience tranquille et continuer à dire que la loi qui criminalise l’avortement n’est pas aussi mauvaise puisque les tribunaux ne la condamnent pas ; puisque les criminelles, ce sont les femmes mûres, qu’on ne peut pas présenter en victimes, celles qui ne demandent pas pardon."
D’ailleurs, rappelle Visão, "le procès, commencé la seconde quinzaine de juillet 2004, contre une infirmière et deux femmes de 26 ans pour pratique illégale de l’avortement est toujours en cours". Et, remarque encore l’hebdomadaire, "le gouvernement portugais reste le seul à avoir interdit, en août dernier, l’entrée dans ses eaux territoriales au bateau de l’association néerlandaise 'Women on Waves', qui abrite une clinique gynécologique où se pratiquent des avortements. Même la Pologne et l’Irlande, qui ont une législation beaucoup plus restrictive que le Portugal en termes d’IVG, ne l’avaient pas fait."
Outre l’attitude ambiguë de la société portugaise, le procès révèle aussi l’ignorance en matière de sexualité - une ignorance que le quotidien de centre gauche Público met en évidence en publiant les résultats d’une étude menée entre 1998 et 2000 conjointement par l’Institut national des sciences sociales et par le Planning familial sur le thème "Fécondité et contraception : parcours de santé reproductive des femmes portugaises". L’enquête montre qu’au Portugal les femmes ne savent pas utiliser correctement les méthodes contraceptives, notamment la pilule, dont l’usage reste pourtant le plus répandu dans le pays.
"Les chercheurs ont rencontré une réalité sociale où se mêlent des éléments de discours extrêmement modernes sur la sexualité et des éléments de tradition et d’ignorance patente sur les principes d’action des moyens contraceptifs et sur leur mode d’utilisation", résume Público.
Visão comme Diário de Notícias dénoncent "l’hypocrisie de la législation sur l’avortement", tandis que Público regrette "l’absence d’une véritable volonté politique de renforcer l’éducation sexuelle au niveau national, non seulement auprès des jeunes filles scolarisées, mais aussi auprès des femmes plus âgées". Pour le quotidien, "la question sexuelle et contraceptive au Portugal nous révèle le portrait d’un pays dont la modernité reste encore à achever".
Suzi Vieira
Source : http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=29611&provenance=accueil&bloc=02
Mis en ligne le 5/11/04