Simone Veil raconte la loi sur l'avortement
Dans un livre d'entretien avec notre collaboratrice Annick Cojean, Simone Veil se souvient du contexte et des débats féroces qui ont entouré le vote, le 20 décembre 1974, de la loi sur l'avortement. Extraits.
A la fin des années 1950, l'avortement était-il un sujet de débat parmi les magistrats ?
Et comment ! Alors que toute question de caractère politique était taboue dans le milieu de la magistrature, le sujet de l'avortement était ouvertement débattu et suscitait même beaucoup d'affrontements. Je me souviens d'un débat organisé dans les locaux de la Cour de cassation où les esprits s'étaient échauffés. Certains jugeaient urgente une libéralisation de la loi, d'autres voulaient l'appliquer avec davantage de rigueur.
Il y avait à l'époque un juge d'instruction chargé des questions médicales et des poursuites contre les médecins qui était obnubilé par la question de l'avortement. Je ne citerai pas son nom, mais il était la hantise du corps médical, notamment des gynécologues, et il poursuivait avec plaisir, et même une sorte de sadisme, les femmes concernées et toute personne qui aurait pu les aider à avorter. Des lettres, des dénonciations anonymes facilitaient la tâche.
Vous intéressiez-vous personnellement à ces discussions ?
Beaucoup, comme de nombreuses jeunes femmes magistrats. L'entrée des femmes dans ce métier n'est pas pour rien dans l'évolution de ce débat, par ailleurs indissociable de celui de la contraception. Relisez les dispositions relatives à la contraception dans la loi de 1920. C'est extraordinaire !
Interdiction était faite à quiconque, y compris aux médecins, de donner aux femmes le moindre conseil en matière de contraception, fût-ce sur la fameuse méthode Ogino, fondée sur le calcul des périodes de fécondité féminine, ou sur la méthode des courbes de température.
En Angleterre, en Suisse, aux Etats-Unis, on parlait depuis longtemps déjà des techniques de birth control.La pilule était inventée, l'idée d'une maîtrise et d'une planification des naissances faisait son chemin. (...)Mais la France paraissait bloquée.
Comment expliquez-vous ce retard ?
Pendant longtemps, l'explication fut surtout le poids de l'Eglise et de la tradition. Mais je me suis surtout rendu compte, à l'arrivée de la pilule, que le débat autour de la contraception perturbait bien davantage les hommes que la question de l'avortement. Comment dire ? La contraception était en fait une révolution dans l'histoire de la maternité : "Un enfant quand vous voulez"... C'était incroyablement nouveau. Avec la pilule, la femme acquérait de l'indépendance, devenait maîtresse de la procréation, programmatrice de la naissance sans même que l'homme le sache.
Voilà le grand tournant dans l'histoire des hommes et des femmes ! Voilà la vraie rupture par rapport à ces millénaires pendant lesquels c'est l'homme qui était le maître de la procréation. Beaucoup d'hommes se sont soudain sentis frustrés, dépossédés, anxieux. On les privait de leur virilité ! Cela leur paraissait inimaginable. Il est d'ailleurs symptomatique que la loi de 1967 libéralisant enfin la contraception ait été issue d'une proposition de loi déposée par un député - Lucien Neuwirth - et non d'un projet du gouvernement.
Elu, Valéry Giscard d'Estaing se prononce clairement pour une libéralisation de l'avortement et impose la réforme à son premier ministre, Jacques Chirac, qui y est hostile. Lorsque celui-ci vous téléphone pour vous proposer le portefeuille de la santé, cela sous-entend-il la gestion du dossier avortement ?
Non, pas du tout. C'était le garde des sceaux qui avait préparé le précédent projet de loi. Je n'avais donc aucune raison de penser que cela incomberait au ministre de la santé. C'est Michel Poniatowski, mon prédécesseur, qui m'en a parlé, lors de la passation des pouvoirs. Il savait que je m'intéressais particulièrement à la question. "Il est urgent de légiférer, m'a-t-il dit, sinon vous risquez un beau matin de surprendre un avortement sauvage pratiqué dans votre propre bureau !" (...)
Imaginiez-vous, en montant à la tribune, le degré d'hostilité que vous alliez rencontrer ?
Non. Je savais - ne serait-ce que par le courrier reçu - que les attaques seraient vives, car le sujet heurtait des convictions philosophiques et religieuses sincères. Mais je n'imaginais pas la haine que j'allais susciter, la monstruosité des propos de certains parlementaires ni leur grossièreté à mon égard. Une grossièreté inimaginable. Un langage de soudards. Car il semble qu'en abordant ce type de sujets, et face à une femme, certains hommes usent spontanément d'un discours empreint de machisme et de vulgarité. (...)
Beaucoup d'allusions au nazisme...
Oui, comme dans le courrier abondant que je recevais et qui contenait des dessins ignobles, des croix gammées et des propos antisémites. Laissez-les vivre avait organisé une vaste campagne. Et certains mouvements d'extrême droite en ont profité. Je l'ai expérimenté à nouveau un peu plus tard, alors que j'étais au Parlement européen. Des propositions de directives sur la cosmétologie, concernant l'expérimentation animale, m'ont valu de nombreuses lettres évoquant le génocide des juifs.
Quel est le pire que vous ayez entendu ?
Les propos de Jean-Marie Daillet.
Celui qui vous demande si vous accepteriez de jeter les embryons au four crématoire ?
Oui. Je crois qu'il ne connaissait pas mon histoire, mais le seul fait d'oser faire référence à l'extermination des juifs à propos de l'IVG était scandaleux. Et puis il y avait tant d'hypocrisie dans cet hémicycle rempli essentiellement d'hommes, dont certains cherchaient en sous-main des adresses pour faire avorter leur maîtresse ou quelqu'un de leurs proches !
Que ressentiez-vous personnellement au vu de cette Assemblée chahuteuse et déchaînée ?
Un immense mépris. Je crois d'ailleurs que les intéressés eux-mêmes auraient eu honte s'ils avaient pu s'entendre et se voir dans ce jeu de rôle bien malvenu et fort peu démocratique.
Avez-vous eu des moments de découragement ?
Non, il n'était pas question de perdre confiance et de se laisser aller. Tout cela me dopait au contraire, confortait mon envie de gagner. Et je pense que, en définitive, ces excès m'ont servie. Car certains indécis ou opposants modérés ont été horrifiés par l'outrance de plusieurs interventions, odieuses, déplacées, donc totalement contre-productives.
Il existe une image de vous sur les bancs de l'Assemblée, la nuque courbée, le visage près du pupitre et les mains sur les yeux. "Le moment où Simone Veil a craqué", dit souvent la légende de la photo.
Cela accréditait l'idée de la femme fragile... Eh bien non, je n'ai pas du tout le souvenir d'avoir pleuré. Il devait être 3 heures du matin, mon geste indique que j'étais fatiguée. Mais je ne pleure pas.
Comment s'est comporté Jacques Chirac pendant les débats ? Car, enfin, il n'avait pas voulu de cette loi !
Spontanément, il avait tendance à penser que l'avortement était, selon ses propres mots, une "affaire de bonnes femmes" qu'elles avaient toujours su régler entre elles. Mais à partir du moment où le projet de loi avait été adopté en conseil des ministres et déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, il lui importait qu'il soit voté, et son soutien a été total. Il m'a même fait une confiance étonnante pour décider du sort des amendements. Quand s'est posée par exemple la question du remboursement de l'IVG par la Sécurité sociale, je lui ai demandé comment agir. "C'est vous qui menez le débat, m'a-t-il dit. C'est vous qui sentez ce qu'il faut faire pour que le texte passe dans son ensemble." Et, sur ce point précis, je sentais qu'il valait mieux prévoir un autre système d'aide à l'intention des femmes en difficulté financière. Trop de députés de droite me semblaient hésitants ; des électeurs menaçaient de ne plus payer leurs cotisations de Sécurité sociale ; il fallait encore une fois se montrer pragmatique. Et il m'a laissé carte blanche.
La dernière nuit du débat, il a souhaité venir à l'Assemblée pour me soutenir. Je lui ai fait dire que ce n'était vraiment pas la peine. A 3 h 40, le texte était voté par 284 voix contre 189. Je suis rentrée chez moi en traversant la place du Palais-Bourbon où des égreneurs de chapelets m'attendaient pour me couvrir d'insultes. Et, à la maison, j'ai trouvé une énorme gerbe de fleurs de Chirac. (...)
Quand, en 1979, après la période probatoire de cinq ans prévue par la loi, se reposera la question de sa reconduction définitive, Jacques Chirac se prononcera contre, affirmant ne pas l'avoir votée en 1974 et ajoutant qu'elle cause "un tort considérable à notre pays et rend tout espoir de reprise de la natalité illusoire".
Il ne pouvait pas l'avoir votée puisqu'il était premier ministre !... Et, sur le fond, comment lui en vouloir d'avoir conservé son opinion initiale ? Il avait toujours été contre l'avortement, et il se sentait libre, désormais, de voter comme bon lui semblait. Peut-être subissait-il aussi l'influence de Michel Debré...
Notons cependant que l'argument nataliste était erroné puisque les études montrent une absence de lien entre législation sur l'avortement et natalité. Le taux de natalité en France a été très faible entre les deux guerres alors que la législation était très répressive. Aujourd'hui, avec une loi beaucoup plus libérale que dans la plupart des pays occidentaux, nous avons l'un des taux de natalité les plus élevés. (...)
Qu'avez-vous éprouvé à la fin de cette longue session ? Un sentiment de fierté ?
Non, pas de la fierté, mais une grande satisfaction. Parce que c'était important pour les femmes. Et parce que ce problème me tenait à cœur depuis très longtemps. Cela dit, je suis toujours stupéfaite de l'impact que ce débat a encore sur les jeunes générations. Oui, les gens s'en souviennent. Ou en ont entendu parler. Y compris à l'école. Lorsque je suis dans une file d'attente, il se trouve toujours quelqu'un pour me saluer et me dire gentiment : "Passez, vous n'allez tout de même pas faire la queue !" Et puis, au restaurant, dans la rue, certains viennent vers moi : "Merci pour ce que vous avez fait pour les femmes." La constance de cette reconnaissance m'étonne toujours.
C'est parce que cela reste une étape importante dans l'histoire des femmes.
Oui, bien plus que je ne l'aurais cru.
Et cela vous touche ?
Oui, mais je continue de penser que la loi Neuwirth autorisant la pilule est beaucoup plus importante par sa portée historique et philosophique, même si on ne lui accorde pas le même poids symbolique. (...)
Croyez-vous en la solidarité féminine ?
Oui, j'y crois beaucoup. Sur les questions essentielles de la vie, les femmes sont spontanément solidaires. Cela n'exclut pas des rivalités dans la vie professionnelle, mais le réflexe d'entraide est le plus naturel. Je l'ai maintes fois constaté. J'ai toujours aimé travailler avec des femmes. (...)
Est-ce la conscience commune de discriminations et traditions pesantes ? Est-ce la certitude de partager une échelle de valeurs différente de celle des hommes, avec d'autres priorités, d'autres comportements, d'autres centres d'intérêt ? Les femmes, c'est un fait, ont une réelle facilité à vivre ensemble.
Après le scandale des "juppettes", qui avait tant choqué les Françaises - vous vous souvenez de ces femmes ministres exclues en bloc du deuxième gouvernement Juppé -, j'ai fait partie d'un petit groupe de femmes qui s'est régulièrement réuni pour promouvoir la parité sur le plan électoral. Nous étions dix, cinq de droite, cinq de gauche, toutes anciennes ministres, et c'était extrêmement amical. Nous évoquions librement tous les sujets, on riait, on s'amusait beaucoup.
Nous avons rédigé un manifeste qui a été publié dans L'Express peu avant l'élection présidentielle de 1995, et les principaux candidats se sont engagés à modifier la Constitution pour pouvoir faire voter une loi instaurant la parité. (...)
Pensez-vous que les femmes exercent l'autorité et le pouvoir de façon différente ?
Oui, je le pense. L'observation est encore faussée par le faible nombre de femmes aux plus hauts postes de responsabilité et la nécessité qu'elles ont, pour forcer les barrages, de travailler davantage et de faire constamment leurs preuves. Mais je suis persuadée que les différences entre les hommes et les femmes sont une vraie richesse. Et, pour moi, l'exigence de plus grande présence de femmes dans les fonctions de pouvoir répond autant à la volonté d'enrichir la société d'idées, d'énergies et de talents différents qu'à un souci d'égalité.
Vous considérez-vous comme féministe ?
Oui. Je ne suis certes pas une militante dans l'âme. (...) Mais je me sens féministe, très solidaire des femmes, quelles qu'elles soient ; plus proche d'elles en général que des hommes, dont les réactions me paraissent souvent imprévisibles ; et très influencée par elles, effet probable de mon éducation, et de ma mère...
Je me sens plus en sécurité avec des femmes. Peut-être est-ce dû à la déportation. Au camp, leur aide était désintéressée, généreuse. Pas celle des hommes. Et la résistance du sexe dit faible y était aussi plus grande.
Oui, j'ai beaucoup plus d'affinités avec les femmes. Il est si facile de parler entre nous d'émotions, de sentiments, et de bien d'autres choses de la vie qui énervent souvent les hommes.
Les Hommes aussi s'en souviennent. De Simone Veil. Discours du 26 novembre 1974, suivi d'un entretien avec Annick Cojean. Stock. 118 p., 12 € .
Source : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-384894,0.html
Mis en ligne le 28/10/04
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