J’aime ma fille
(Nouvelle)
Ghislaine Nelly Huguette Sathoud
Ouf !!! Enfin ! C’est la première fois que je passerai une journée sans Sena. J’avoue que pendant longtemps, j’ai attendu ce moment, particulièrement quand je me retrouvais seule, bloquée, dans une situation insupportable et ne pouvant pas faire mes courses comme il se doit… C’était révoltant et pénible de se retrouver ainsi et sur le coup, sous l’effet de l’émotion, je piquais parfois des crises de colère. Des crises d’angoisse et de révolte aussi. Où devrais-je crier ma colère ? Était-ce l’endroit indiqué ? À qui devrais-je exprimer ma révolte, mon désarroi, ma tristesse, ma peine ? Était-ce à cette fille qui n’a pas demandé de venir au monde et qui est innocente ? Quand je broyais du noir, je voulais la voir aller à l’école… Je voulais quelle soit en sécurité à l’école. Quoique par les temps qui courent peut-on réellement être en sécurité quelque part ? Même à l’école les enfants ne sont plus vraiment en sécurité, je me demande où va le monde ? Malgré tout, je voulais la voir à l’école, pas seulement parce que la scolarité est obligatoire et nécessaire pour tout être humain. C’était pour moi un moyen de vivre « correctement » comme les autres, d’avoir une vie normale, de vaquer à mes occupations... Ma fille était comme un handicap. Je ne pouvais presque rien faire. Avoir une vie normale ? Est-ce possible encore d’en avoir une ? Disons un semblant de vie normale…
Pourtant, malgré ce petit avantage que me procure l’entrée de ma fille à l’école, cette facilité de me mouvoir et de faire mes courses et toutes les sorties pendant qu’elle est à l’école, je ne me sens pas tout à fait confortable dans cette situation. Je suis anxieuse et malheureuse, triste et inquiète à la fois. Je suis déchirée par toutes sortes d’émotions. Je me demande comment se passera son intégration à l’école, elle qui a toujours été collée à moi. Pour tout dire, je n’ai jamais voulu me séparer de ma fille. D’abord, dans ma culture ça ne se passe pas ainsi. Les mères reçoivent beaucoup d’aide de la part de la famille proche ou élargie, voire des amies. Des femmes viennent avec plaisir assister la nouvelle mère. Elle bénéficie également de cette même assistance pour prendre soin de l’enfant. C’est ainsi que ça se passe et c’est ça nos crèches. Je n’ai jamais eu besoin de crèche pour mes autres enfants. Quand j’étais au travail, il y a avait des gens qui s’en occupaient à la maison. C’est la pratique courante chez nous. Je n’avais de ce fait pas de soucis pour concilier mon rôle de mère et ma vie professionnelle.
Le père ? Il ne s’implique pas dans les soins de l’enfant et dans les tâches ménagères. Ce sont des tâches réservées à la mère. Les mères sont les seules à s’occuper de tout ça. Non, ce n’est pas vrai. Elles ne sont vraiment pas seules à s’occuper des enfants et des tâches ménagères. Elles bénéficient de l’aide. Cette aide, ô combien précieuse, contribue certainement à alléger la lourdeur de la tâche. Elle favorise également la réussite de la conciliation de toutes les activités. Là-bas, ça se passe ainsi… Et là-bas, ce n’est pas troublant que toutes ces tâches soient déléguées à la femme. Disons que même pour celles qui souhaiteraient vivre autrement, celles qui voudraient d’une assistance, la collaboration du conjoint n’est pas indispensable. Le besoin n’est pas plus pressant que cela. Elles peuvent garder un « équilibre » sans ce soutien. Est-ce que c’est pareil ici, dans un autre environnement, un autre contexte ? Est-ce qu’il faut toujours garder le même comportement, les mêmes habitudes quand on sait que nos comportements coïncident aux us et coutumes de là-bas et ne cadrent pas ou ne s’ajustent pas universellement ? Si là-bas, c’est normal, ici j’ai l’impression qu’il faut agir autrement. C’est très difficile de se redonner de nouvelles habitudes, un nouveau mode de vie, j’en suis consciente. C’est difficile surtout quand les avis divergent et que les autres ne veulent pas se réajuster, réfléchir sur les stratégies gagnantes pour toute la famille. Il faut une volonté commune de changement pour réussir à intégrer sans heurt de nouvelles habitudes au mode de vie. Vivre comme là-bas, garder le même comportement, est-ce possible dans un autre environnement ? Les gens voyagent, se retrouvent ailleurs, font des rencontres aussi bien sur le plan humain que sur le plan culturel. Jusqu’à quel point faut-il rester comme dans son pays ? Jusqu’à quel point un acte peut-il être considéré comme le rejet de sa culture ? N’est-il pas sage de s’adapter à une situation qui apporte la paix plutôt que de rester sur ses positions au risque de bouleverser également sa propre vie ? Quelle est la meilleure solution ? Quelle est la solution universelle ? N’est-ce pas au cas par cas qu’il faut évaluer les choses ou porter un jugement selon des individus précis dans une situation donnée ?
Quoi qu’il en soit, je ne pouvais pas me permettre de remuer le couteau dans la plaie. Comment pouvais-je oser demander de l’aide à un homme blessé par la perte de ses enfants et humilié par le drame qui a déchiré sa vie ? Quand les gens décident pour des intérêts politiques et égoïstes de déclencher des guerres, ils ne pensent qu’à eux et ne se soucient aucunement du sort des innocents, comme moi, qui en subissent des conséquences inoubliables. Je n’ai jamais fait de politique. Ça n’a jamais été ma tasse de thé, la politique. Je n’en ai jamais eu aucun intérêt, surtout que le pouvoir ne se fait pas par les urnes. Ici, le pouvoir est au bout du fusil. Je n’ai jamais voulu mettre ma tête à prix. Ça me convenait. C’était ainsi pour de nombreux intellectuels qui avaient choisi de mener une vie calme et rangée en dehors du nerf de la guerre que représentait une implication politique. On voulait se mettre à l’abri de tout malheur. N’importe quand, n’importe comment, n’importe qui pouvait décider de rentrer dans une rébellion pour organiser un coup d’état et déloger le président. N’importe quand, n’importe comment, on pouvait donner un mot d’ordre pour se lancer dans une chasse à l’homme contre une ethnie. N’importe quand, n’importe comment, on pouvait décider de piller les biens, tuer des innocents, violer les femmes… N’importe quand, tout pouvait arriver. Il fallait être sur ses gardes, vivre le plus effacé possible. Je pensais avoir réussi le pari.
— Que fais-tu ici, me demanda un jeune garçon comme pour m’humilier.
— ….
Que pouvais-je répondre à ces enfants qui n’écoutaient personne et ne cessaient de tuer comme on leur avait dit ? Une simple parole de ma part pouvait les irriter davantage et précipiter les choses en ma défaveur. Je savais que le fait de me retrouver en face d’eux était déjà un mauvais signe. Ils avaient déjà tué plusieurs personnes. Ils n’hésiteraient pas d’ajouter une victime de plus, surtout que pour eux, plus tu extermines, plus tu reçois de la considération auprès des autres. Plus tu poses des actes horribles, des tortures, des viols, plus tu as des responsabilités dans le groupe. J’avais tout ce qu’il fallait pour correspondre aux critères de la victime tant recherchée. Tout. J’étais vraiment le prototype de la victime. Je n’étais pas de cette région. Je me retrouvais à cet endroit parce que mon mari en est originaire. Nous savions que c’était un risque à prendre. Lui également courait un danger dans ma région. Nous n’avions pas choisi de rester-là, mais nous nous sommes retrouvés là par hasard et il fallait chercher à en sortir pour entrer en zone neutre. Mais des zones neutres, je ne savais pas si on pouvait encore en trouver. Ce qui se passait, c’est que les partisans de deux personnes qui voulaient diriger le pays se battaient pour accéder au pouvoir. Ils avaient quitté les urnes pour s’en prendre à la population. Deux individus. Deux. Deux qui font perdre la vie à des milliers de personnes. Deux qui détruisent la vie des enfants en les entraînant dans des milices pour semer la désolation. Deux… et du coup, c’est l’affrontement entre ceux qui sont de la région de l’un et de l’autre….
Et ce n’est pas tout, il y a des viols. Même les femmes qui sont de cette région se font violer. À quoi pouvais-je m’attendre ? Je choisis le silence. Quoi qu’il en soit, mes propos ne changeraient rien. Si au moins ils pouvaient jouer en ma faveur, faire comprendre à ces gens qu’il était inhumain de procéder ainsi, de tuer, de voler, de piller, je l’aurais fait. Pourquoi perdre du temps quand je savais que mes tentatives seraient vaines et ne mèneraient à rien ?
— Eh, vas-tu répondre à nos questions ? reprit une voix. Tu as voulu venir ici pour bien nous narguer… Tu veux te moquer de nous, chez-nous, c’est ça ?
Je ne disais toujours rien. À quoi bon ? J’avais l’impression qu’il avait besoin d’un « stimulant » pour tuer.
— Est-ce que tu peux nous répéter les injures que vous lancez à notre endroit dans votre région là-bas ? Vous et votre candidat à la présidence. Vous tous, c'est du pareil au même…
Que fallait-il répondre ? Le silence était vraiment la meilleure solution. Je ne connaissais pas ce candidat. Ils le savaient. Malgré cela, ils tuaient tout le monde au nom d’un individu.
— En plus, tu ne veux pas répondre à nos questions ?
— Elle est avec moi, répondit timidement mon mari. Je suis le fils de…
— Toi ? Et qui es-tu toi ? Qui es-tu ? lança une voix enrouée entre deux quintes de toux pour l’interrompre.
Ils voulaient simplement l’ignorer et atteindre les objectifs fixés, à savoir l’extermination de la population surtout ceux qui étaient originaires des autres régions, qui ne parlaient pas la même langue, le viol des femmes et la récupération des biens de certaines victimes. Mon mari se sentait coupable. Il l’est encore jusqu’à ce jour…
— Tu oses dire que tu es avec elle ! lança une autre voix. Tu fais honte à la région, il n’y a pas de femmes ici ? Tu as préféré aller prendre une femme ailleurs, alors que là-bas on nous insulte. Nous allons tous voir ce qui t’a poussé à renier les femmes de chez nous qui sont pourtant très ravissantes.
J’ai ainsi été violée, pendant que mon mari était séquestré dans un coin. Ils n’ont pas voulu me tuer. Contrairement aux autres femmes, j’ai eu de la chance. Nous avons appris que mes enfants avaient été tués. Je m’y attendais un peu. Ils étaient en vacances chez ma belle-famille. Nous avions l’intention de les prendre pour partir. Les combats étaient très rudes et nous sommes restés très longtemps dans la forêt. C’est ainsi que je ne pouvais pas interrompre cette grossesse quand je me suis rendue compte que j’étais enceinte. C’est pourquoi je n’aime pas demander de l’aide à mon mari pour ma fille. Oui, oui, je pense toujours à mes enfants qui sont morts à cause de cette guerre. Je suis moi aussi morte avec cette guerre. Rien ne sera plus jamais comme avant. Tout avait changé pour moi depuis plusieurs années. Absolument tout : je ne voulais plus penser à l’avenir. Après tout, faut-il encore penser à des projets dans cette incertitude ? Soyons réalistes ! Je ne vois plus la vie comme je la voyais avant la grossesse de Sena. J’ai perdu mes biens, mes enfants, ma joie de vivre. Je suis démunie. Le présent ? Je ne sais quoi dire… Oui, oui, j’aime Sena. C’est ma fille. C’est mon héritage de la guerre. J’aime ma fille malgré tout. J’aime ma fille intensément…
Présentation de l’auteure
Née à Pointe-Noire au Congo Brazzaville, Ghislaine Nelly Huguette SATHOUD vit au Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en relations internationales obtenue en France et d’une maîtrise en science politique obtenue au Canada. Elle a mené des recherches pour la ville de Montréal dans le cadre de la préparation du troisième sommet des citoyens sur l’avenir de Montréal en 2004. On retrouve les résultats de ses recherches dans les documents publiés lors de ce Sommet. En 2000, elle a participé à la Marche Mondiale des femmes avec sa pièce de théâtre « Les maux du silence ». Elle a travaillé pour à l’Alliance des Communautés Culturelles pour l’Égalité dans la Santé et les Services Sociaux (ACCESSS). Elle écrit une pièce de théâtre intitulée « Ici, ce n’est pas pareil chérie ! » qui sert d’outil d’intervention et de sensibilisation sur la violence conjugale chez les immigrants. Elle a également travaillé pour le Comité Priorité Violence Conjugale (CPVC), un organisme qui donne de la formation sur la violence familiale et conjugale.
Elle a publié un essai en 2006 aux éditions l’Harmattan intitulé « Les femmes d’Afrique centrale au Québec ».
En 2007, elle a participé à un ouvrage collectif intitulé Imaginer, le français sans frontières destiné aux universités d’Amérique du Nord publié par Vista, une maison d’édition américaine spécialisée dans les méthodes de langue étrangère. Cette nouvelle a également été enregistrée en version sonore.
http://www.ghislainesathoud.com/audio/marche_espoir.mp3
Neuf nouvelles de Ghislaine Sathoud à lire :
Les Frères de Dieu (2000).
Le Syndrome du pays (2001).
La sorcellerie positive (2001).
Folie meurtrière (2003).
Les murmures des murs (2005).
Le marché de l'espoir (8 mars 2005 - Journée de la femme). Version sonore [1.37 MB]
Le voyage de l'honneur (8 mars 2006 - Journée de la femme).
L'instinct maternel (2006).
Les visages de l'honneur (8 mars 2007 - Journée de la femme).
On peut retrouver ses ouvrages sur le site Internet de l’université Western Australia en Australie
consacré à la littérature féminine africaine à l’adresse suivante :
www. Arts.uwa.edu.au/AFLIT/SathoudGhislaine.html
Site officiel : www.ghislainesathoud.com
Merci encore à Ghislaine Sathoud de m'avoir fait parvenir cette nouvelle. ;-)