A JUDITH, POUR PRENDRE CONGE
Pour J.H.
La tête engourdie, les doigts engourdis
je recolle à nouveau
l'enveloppe brun clair
qui porte encore sous l'encre griffonnée
l'en-tête de MIND.
Un chœur de vieux cachets postaux
se répercute sur le devant.
Elle semble si fragile
pour être envoyée si loin
et je devrais la déchirer
sans réfléchir
et en trouver une autre.
Mais je suis fatiguée, je ne supporte pas
le moindre mouvement
la moindre pièce, le moindre objet nouveaux,
si bien que je m'accroche également à ceci
comme si ta haute silhouette qui se déplace
à la lumière de la pluie
dans un appartement d'Amsterdam
pouvait être retenue un moment
par une étiquette écrite à la main
ou une enveloppe usée
prise sur ton bureau.
Un jour, ailleurs,
je ne parlerai pas de toi
comme d'un événement singulier
ou d'une belle chose que j'ai vue
même si les deux sont vrais.
Je ne te falsifierai pas
par les louanges ou la description
comme je le ferai
pour d'autres choses que j'ai aimées
presque autant.
Là-bas, à Amsterdam,
tu vivras comme je
t'ai vue vivre
et comme je ne t'ai jamais vue.
Et je ne peux faire confiance
à aucun avion pour t'apporter
ma vie là-bas
dans la trouble Amérique –
ma vie à moi, vécue contre
des faits que j'y garde.
Ce n'était pas l'alphabétisation –
le droit de lire MIND –
ou le suffrage – voter
pour le moindre
mal – qui ont été
les plus grandes victoires, je le vois à présent,
quand je pense à toutes ces femmes
qui ont été ridiculisées
pour nous.
Mais ce petit bout de terre,
Judith ! que deux femmes
amoureuses jusqu'au bout des nerfs
de deux hommes –
dont les morceaux sont donnés en partage
à des hommes, des enfants, des souvenirs
si différents, si épuisants –
puissent croire qu'il est possible
maintenant, pour la première fois
peut-être, de s'aimer
ni comme deux victimes sœurs
ni comme l'ombre
provisoire de quelque chose de mieux.
Partagées comme nous le sommes,
amantes, poètes, réchauffant
contre notre chair
des hommes et des enfants sans savoir
au jour le jour
ce que nous jetterons à l'eau
ou ramasserons
à la lèvre de la marée,
fatiguées souvent, comme moi en ce moment
par l'immense distance entre les âmes
qu'il nous faut couvrir en un jour –
mais arriver ici
à ce petit cap, cette pointe
et nous sentir suffisamment libres
pour laisser nos armes
ailleurs – telles sont les secrètes
issues de la révolution !
que deux femmes puissent se rencontrer
non pas à l'étroit dans
leur secret amer et partagé
mais comme deux yeux sous un seul front
qui reçoivent en un instant
l'arc-en-ciel du monde.
Poème d'Adrienne Rich
Photographie : Unidan