J'en reviens à la question de l'honneur des femmes.
Dans la mesure où nous sommes demeurées chastes ou fidèles à un homme, le fait de ne pas mentir n'avait pas d'importance.
On nous a amenées à mentir jusque dans nos corps : teindre, foncer ou pâlir, friser ou défriser nos cheveux, épiler nos sourcils, raser nos aisselles, porter des bourrures à divers endroits ou nous comprimer dans des corsets, marcher à petits pas, vernir les ongles de nos mains et de nos pieds, porter des vêtements qui accentuent notre impuissance.
On a exigé de nous différents mensonges, selon ce que les hommes du temps voulaient entendre. L'épouse victorienne et la "belle du Sud" devaient être dépourvues de sensualité, et totalement passives, alors que de nos jours la femme "libérée" doit faire semblant de jouir à chaque fois.
On nous a caché ou déformé la vérité de nos corps ; on nous a empêchées de connaître les parties les plus intimes de nous-mêmes. On a réprimé et puni nos instincts : on a pratiqué des clitoridectomies sur des religieuses "perverses" et sur des épouses "difficiles". Nous n'arrivions plus très bien à distinguer les mensonges dont nous étions complices de ceux qui nous étaient imposés.
Ainsi, le mensonge du "mariage heureux", de la vie conjugale. On nous a faite complices et nous avons joué jusqu'au bout la comédie du bonheur tranquille, jusqu'à ce que nous allions devant les tribunaux témoigner des viols, des sévices corporels et psychologiques, des humiliations publiques et privées que nous avons subies.
Le mensonge patriarcal a manipulé les femmes à la fois par les mots et par le silence. Des faits essentiels nous ont été cachés. On a porté contre nous des faux témoignages.
Et, à cause de cela nous devons prendre au sérieux cette question de la vérité entre les femmes, de la vérité entre nous. A mesure que nous cessons de mentir avec notre corps, à mesure que nous cessons de croire ce que les hommes ont dit sur notre compte, sommes-nous en train d'élaborer une définition de l'honneur qui soit vraiment nôtre ?
Pour survivre, les femmes ont été forcées de mentir aux hommes. Comment désapprendre à mentir entre nous ?
"Les femmes se sont toujours menti les unes aux autres".
"Les femmes se sont toujours chuchoté la vérité".
Ces deux affirmations sont vraies.
"Les femmes ont toujours été divisées entre elles".
"Les femmes ont toujours été secrètement complices".
Ces deux affirmations sont vraies.
Nous mentons pour survivre. Nous mentons à nos patrons, aux gardiens de prison, à la police, aux hommes qui ont du pouvoir sur nos vies, et à qui nous appartenons, au terme de la loi, nous et nos enfants; nous mentons à nos amants qui se servent de nous pour affirmer leur virilité.
Un danger guette celles et ceux qui n'ont pas de pouvoir : celui d'oublier qu'effectivement nous sommes en train de mentir et d'utiliser cette arme dans nos relations avec des gens qui n'ont aucun pouvoir sur nous.
Texte d'Adrienne Rich, in Les femmes et le sens de l'honneur, quelques réflexions sur le mensonge, Les éditions du remue-ménage, Montréal, Québec, 1979.