J'ai interviewé des femmes bosniaques dans des camps de réfugiés pendant la guerre en ex-Yougoslavie.
Vingt à soixante-dix mille femmes avaient été systématiquement violées, sous prétexte de tactique de guerre, en plein milieu de l'Europe, en 1993. Il est très choquant que si peu de gens aient essayé d'y mettre un terme. Cela dit, cinq cent mille femmes sont violées tous les ans dans notre pays et nous ne sommes pas en guerre, enfin, théoriquement.
Ce monologue est inspiré par l'histoire d'une de ces femmes. Elle était musulmane, comme la plupart des femmes interviewées. Avant cette guerre, le viol n'avait jamais fait partie de leur culture. Ce monologue lui est dédié, ainsi qu'à toutes ces femmes extraordinaires de Bosnie et du Kosovo.
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Mon vagin, mon village
Mon vagin était une fraîche prairie vert et rose. Les vaches paissaient, mon fiancé me caressait tendrement avec un fétu de paille blonde.
Il y a quelque chose entre mes jambes. Je ne sais pas ce que c'est. Je ne sais pas où c'est. Je ne veux pas y toucher. Plus maintenant. Plus depuis. Plus jamais.
Mon vagin était bavard, il ne pouvait attendre, il en disait, il en disait.
Depuis que je rêve qu'il y a un animal crevé cousu entre mes jambes avec du fil noir, il ne parle plus. Et l'odeur horrible de l'animal mort m'envahit. Et sa gorge tranchée saigne et tache mes robes d'été.
Mon vagin connaissait toutes les chansons de femmes, toutes les chansons paysannes, toutes les chansons des forêts d'automne, toutes les chansons du pays.
Depuis que les soldats y ont glissé le canon de leur fusil, il ne chante plus. L'acier était si froid qu'il m'a glacé le coeur. Vont-ils tirer, vont-ils l'enfoncer jusqu'à mon cerveau qui se tord de peur; je ne sais pas. Six d'entre eux, monstres affreux encagoulés de noir, m'enfoncent des bouteilles aussi et des matraques et un balai.
Mon vagin était l'eau d'une rivière où il faisait bon se baigner, eau claire, courant sur les pierres inondées de soleil, sur la pierre de mon clitoris, encore et encore.
Depuis que j'ai entendu la chair se déchirer avec un bruit strident, la rivière ne coule plus. Plus depuis qu'un morceau de mon vagin, un morceau de ma lèvre est resté dans ma main.
Mon vagin. Village vivant, doux et chaud. Mon vagin, là où je suis née.
Depuis que, pendant sept jours, ils m'ont chacun à leur tour, puant la merde et la pourriture, inondée de leur sperme immonde, je n'y habite plus. Je suis devenue une rivière charriant le pus et les poisons et toutes les récoltes sont mortes et tous les poissons.
Mon vagin, village vivant, doux et chaud.
Ils t'ont envahi. Massacré.
Incendié.
Je ne peux plus te toucher.
Je ne peux plus venir te voir.
J'habite ailleurs à présent.
Ailleurs. Mais je ne sais pas où c'est.
Extrait des Monologues du Vagin d'Eve Ensler aux Editions Denoël & d'Ailleurs, 2005.
Photographie : Blowup