Deux visions de l'Inde
Descendre le Gange en bateau, de Gaumukh, à sa source, jusqu'à Gangasagara, sur son delta ; passer du parc Montsouris, à Paris, plongé dans la nuit noire, aux Ghats de Bénarès où l'on brûle les morts ; c'est le voyage, à proprement parler hallucinant, que propose le romancier et cinéaste Vijay Singh. Son personnage, un romancier indien, Nishant, part à la recherche d'une femme mystérieuse et belle, Jaya, qu'il entrevit et aima dans un Paris nocturne, encore poétisé par le souvenir des surréalistes.
L'itinéraire, intérieur aussi bien que géographique, de Nishant débute sous le signe explicite du "hasard objectif", notion chère à André Breton, dont le souvenir plane sur ces pages qui font la part belle au merveilleux (son épitaphe gravée en noir sur sa tombe : "Je cherche l'or du temps.") Au reste, Jaya, qui chercha cet or-là, ne serait-elle pas une réincarnation de Nadja, morte non dans un asile parisien mais à Shanghaï ? Les fantasmes du romancier se déploient. Les femmes qui hantent le livre (Jaya, Zehra, Shabnam, Ganga, elle-même, la déesse fleuve), prostituées de haut vol ou déesses de l'amour, partagent la même identité et se fondent l'une en l'autre telles des apparitions, séductrices éphémères, toujours déjà perdues. Et le Gange lui-même, qui charrie les cadavres et, selon un homme simple, conduit l'âme au ciel, n'est-il pas comme une suprême incarnation de la femme, "pure comme le lait, bonne comme le beurre" ? Et qu'importe si des chiens errants dévorent le corps abandonné des pauvres, puisque leur âme les a quittés et que les eaux sacrées les purifient de leurs péchés ?
La quête de Nishant le mène d'une vision flamboyante à la suivante ; le lyrisme laisse à l'occasion place au poème, au dessin, au graffiti, comme dans la section "Coucher de soleil". L'évocation des mythes permet tous les excès, toutes les libertés : ici, ni le rationnel ni la sobriété ne sont de mise.
Un petit opuscule sur le Gange distribué par un "agent des bas-fonds religieux" est là pour le rappeler : la déesse transformée par les studios de Bollywood est aujourd'hui à demi nue et, si elle descend des cieux, c'est "un vanity-case à la main ou le dernier numéro de Vogue sous le bras". D'autres images, d'autres styles s'ajustent à l'Inde moderne, bribes de dialogue, satire et parodie pour décrire les pesanteurs du système administratif, la condition de la femme, la pauvreté indigne, le fanatisme religieux et l'exploitation. Chaque fois, cette conclusion pleine de vitalité : "Souffrance, colère, violence, la vie doit continuer."
Au plus loin des mythes anciens, de tout lyrisme et sentimentalité, le premier roman de Raj Rao, Boyfriend, plonge dans les bas-fonds de Bombay. Il conte les amours tragi-comiques d'un couple d'homosexuels. Castes, classes, religion, culture gay, sexe et misère, maladie, préjugés, tout est dit avec une franchise - voire une crudité - qui fait de ce roman un document détonnant : il stupéfia l'Inde lors de sa parution, en fanfare, en 2003. Poète et professeur de littérature, Raj Rao milite activement en faveur de l'homosexualité dans un pays où elle constitue encore un délit.
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JAYA GANGA. LE GANGE ET SON DOUBLE (Jaya Ganga) de Vijay Singh. Traduit de l'anglais (Inde) par Alain Porte, Ginkgo éd. (14, rue Kléber, bât. A, 93100 Montreuil), 250 p., 15 €.
BOYFRIEND de Raj Rao. Traduit de l'anglais (Inde) par Gilles Morris-Dumoulin, Le Cherche Midi, 242 p., 17 €.
Christine Jordis
Source : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-674190@51-670682,0.html
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