Les griots africains portent leur voix contre l'excision
Pour la première fois, ces influents poètes-musiciens se sont engagés à lutter contre une mutilation qui concerne deux millions de fillettes par an.
Par Anne-Cécile BRAS
Ouagadougou envoyée spéciale
«Vous voyez, là, le sexe est complètement fermé. La boule entre les jambes, c'est la tête du bébé qui ne peut pas sortir. Cette femme est restée comme ça pendant trois jours. On a ouvert et regardez : le bébé est pourri. Voilà les conséquences de l'excision !» Dans la salle, le malaise est pesant. Mais Moustapha Toure, un gynécologue malien, continue son exposé à coups de photos chocs et d'histoires sordides : «J'ai opéré 125 femmes ces trois dernières années. J'ai pris ces photos parce qu'en voyant les images, il n'y a plus de doute.» L'excision tue. Elle crée des séquelles irréparables. Et pourtant, deux millions de fillettes sont mutilées chaque année au nom du respect de la tradition. Une tradition orale transmise depuis des siècles par les griots, ces poètes-musiciens respectés et écoutés par tous. Comment convaincre ceux-ci de lutter contre une pratique ancestrale ? Fin septembre, une centaine d'entre eux venus de dix pays d'Afrique de l'Ouest (1) se sont engagés à combattre l'excision lors d'un forum organisé par l'Agence intergouvernementale de la francophonie à Ouagadougou (Burkina Faso). Une première. L'influence des communicateurs traditionnels est enfin prise en compte. Fadia Nassif, responsable des projets femmes et développement à l'Agence de la francophonie, est confiante : «Pour être efficace, il faut viser les populations des zones rurales. Depuis 2003, nous travaillons avec les griots du Mali et de Guinée. C'est lent, mais ça fonctionne bien.»
Electrochoc.
Il est 10 heures du matin. A l'hôtel Relax de Ouagadougou, malgré une lumière crue et une chaleur suffocante, la matinée est studieuse. Les 160 participants sont répartis en trois ateliers selon leur langue : français, malinké-bambara et peul. Pendant quatre jours, médecins, juristes et imams se succèdent. Ils expliquent et décortiquent leurs arguments. Oui, l'excision peut avoir des conséquences terribles pour la santé des petites filles. Non, elle n'est pas prescrite par le Coran. Oui, il y a des lois qui prévoient de fortes amendes et des peines d'emprisonnement. Mais pour faire passer le message, il faut créer un électrochoc. Dès le premier soir, les participants regardent la Duperie, un documentaire tourné dans le sud du Nigeria : l'excision en direct d'une petite fille sur un marché. Certains quittent la salle, d'autres pleurent, tout le monde regarde ses pieds. «Je suis choqué par les films et les discours que j'entends ici. Je n'avais jamais assisté à une cérémonie d'excision. Je ne sais même pas si mes quatre filles sont excisées», lance Ba Saïdou Diou Bouguel, pourtant bembado, autrement dit gardien des traditions chez les Peuls. «Ce sont les femmes qui font ça, mais, finalement, personne ne sait à quoi ça sert. Certaines disent que si la fille n'est pas excisée, elle va trop aimer les hommes. Il faut que ça change, même chez nous !» Chez les Peuls, une ethnie disséminée du Niger à la Guinée, 90 % des filles sont excisées.
A Ouagadougou, fief du Festival panafricain du cinéma d'Afrique de l'Ouest (Fespaco), les organisateurs du forum ont projeté Mooladé du Sénégalais Sembène Ousmane. Mooladé qui signifie «droit d'asile» en langue peule raconte l'histoire d'une deuxième épouse, mère excisée qui refuse la «purification» pour sa fillette de 7 ans. Un film qui met la société face à ses contradictions. A la sortie de la projection, Sirandou Drame, une griotte malienne d'une soixantaine d'années, drapée dans un imposant boubou vert pâle, sèche ses larmes. «Chez nous, 9 filles sur 10 sont excisées. C'est dur d'arracher un arbre qui a des milliers d'années. En tant que femme, j'ai connu ça dans ma chair. Je n'osais pas en parler, mais ici, ils m'en donnent la force.» Voilà de quoi réjouir le président du Comité interafricain de lutte contre l'excision, présent dans 28 pays. Depuis vingt ans, le docteur Morissanda Kouyate travaille avec les ONG et les gouvernements. Sans grand résultat. «Il fallait trouver d'autres canaux de communication. Si nous arrivons à convaincre les griots, vous allez entendre sonner les cloches de la guerre contre l'excision dans chaque village.» Et, petit à petit, dans les ateliers, les langues se délient. Les tabous sautent. Damissasse Koudiebate n'avait jamais quitté la Guinée Conakry. Griot mandingue, il vient de Sigiri, près de la frontière malienne : «Au départ, je ne pouvais pas rester dans la salle. Ces photos... Parler sexe avec des femmes, c'est impossible chez moi ! Mais j'ai beaucoup appris.» Objectif atteint ? Thiedel M'Baye est griotte dans la région de Brakna, dans l'est de la Mauritanie : «Dès mon retour à Nouakchott, je pourrai donner des arguments contre l'excision à travers mes concerts et les cérémonies. J'ai même composé une chanson. Je vais la chanter partout.»
Engagement total.
Certains n'avaient jamais pris l'avion, d'autres comme la Malienne Adja Soumano sont de véritables stars internationales : ils ont tous joué le jeu. Remettre en cause la coutume. Comprendre pour mieux transmettre. Les participants ont même créé le Réseau des communicateurs traditionnels d'Afrique de l'Ouest. Ben Chérif Diebate, chef des griots du Mali, en a été désigné président : «Ce forum est un véritable tournant dans la prise de conscience de tous les griots d'Afrique de l'Ouest. Au Mali, nous sommes organisés depuis longtemps contre l'excision. Nous avons même réussi à en parler sur la télévision nationale. Ce sera long, mais nous savons déjà que c'est efficace.» Tous s'engagent à abandonner cette pratique dans leur famille et à utiliser leur aura pour délivrer la parole. Seul problème : neuf hommes pour une seule femme à la direction du réseau. «Les autres sont analphabètes. Si nous voulons communiquer par mail, il faut savoir écrire...», justifie Balla Sidiki, le vice-président. A quand un forum sur la scolarisation des filles ?
(1) Burkina Faso, Mali, Guinée, Guinée- Bissau, Sénégal, Mauritanie, Niger, Togo, Côte-d'Ivoire, Bénin.
Source : http://www.liberation.fr/page.php?Article=257072
Mis en ligne le 26/11/04