Documents pour une censure annoncée
I. 6 mars 2000. Lettre de Marie-Victoire Louis à Ingrid Galster
Paris, le 6 mars 2000
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D - 85071 Eichstätt
Ingrid,
J’ai été informée par Marie-Jo Bonnet de la lettre que tu lui as adressée le 23 février. Et, à ma demande, celle-ci m’a procuré le texte intitulé : « La lesbienne: un universalisme sans universalité » qu’elle t’a envoyée aux fins de publication.
En tant que participante au colloque Simone de Beauvoir à Eichstätt, en tant qu’auteure pressentie pour être publiée dans le livre que tu coordonnes, je tenais à te dire que j’ai été choquée du ton que tu as employé à l’égard de Marie-Jo Bonnet, comme de la manière dont tu t’es adressée à elle :«.... Je te demanderai de relire cette circulaire. Je ne répéterai pas ici ce que j’ai écrit... Inutile d’expliquer ce que ça veut dire, car si j’ai bien compris tu es historienne... Et moi, en tant qu’éditrice, j’insiste pour qu’on adopte un style convenable. On n’est pas au tribunal...Il faut vraiment t’instruire un peu.... D’ailleurs as-tu réfléchi ? ...Il fallait un peu de scrupule philologique. »
Ces phrases n’ont, pour moi, pas lieu d’être de la part d’une intellectuelle s’adressant à une autre intellectuelle.[1]
Concernant tes arguments pour refuser son texte - puisque c’est bien de cela qu’il s’agit - je me permets de te faire part de mes réactions.
* Je ne considère pas que « le ton de la rancune et du ressentiment domine (le) texte » de Marie-Jo Bonnet. Celle-ci a procédé à une analyse que je considère comme tout à fait pertinente. Même si je pense que certaines expressions doivent être réécrites, du type : « Elle n’a plus qu’une seule idée en tête...vérouiller ... » Ou : « Je ne suis pas tout à fait sûre que Simone de Beauvoir aurait écrit ce chapitre différemment ». Mais ce sont des questions de formulations qui peuvent être réglées très rapidement et n’invalident pas la valeur de son texte.
* Je ne considère pas que son texte soit « militant » - pas plus que ne le fut mon exposé oral sur la prostitution - mais critique et engagé. Ce qui est - et ce n’est pas très original - le propre de la fonction d’un-e intellectuel-le.
* Par ailleurs, je n’ai rien lu dans le texte de Marie-Jo Bonnet qui puisse légitimer ta critique selon laquelle Simone de Beauvoir aurait « rabâché des clichés ».
* En outre, l’évocation du « scandale » que tu évoques concernant la réaction que ce chapitre a suscité « en 1949 » - lorsque l’on connaît le ‘niveau’ moyen des critiques qu’a dû subir Simone de Beauvoir - ne saurait en aucun cas être considérée comme un argument suffisant pour permettre de considérer ce chapitre comme positif, ou subversif, ou novateur, ou tout simplement pertinent.
Ce chapitre doit être, comme tous les autres, et comme tu l’écris, soumis à « la critique ».
* Je ne considère pas que ta phrase de critique à l’égard du texte de Marie-Jo : « Pour l’argumentation, je me rends compte que j’ai dû lire certains passages plusieurs fois pour la suivre, alors que pour d’autres contributions, je n’ai pas eu le même problème » soit suffisamment circonstanciée pour être valablement entendue.
* Par ailleurs, concernant la manière dont Marie-Jo Bonnet traite de l’inconscient, ta phrase : « D’autres se sont chargées de ça à l’intérieur de chapitres où Beauvoir entame le sujet de façon plus générale » peut être interprétée comme une manière de lui interdire d’en parler.
* Enfin, ce que tu écris sur le fait que l’inspecteur de police en 1942 n’aurait pas eu « de magnétophone » ne permet pas d’invalider le fait que cette déposition - il faut le reconnaître, accablante pour Simone de Beauvoir qui ‘charge’ son élève - est une source, qui, comme toute source juridique, fait partie de l’histoire et doit être analysée. Je considère que Marie-Jo Bonnet a non seulement raison de citer cette déposition, mais qu’elle doit le faire ; même si elle doit effectivement pendre plus de précautions de méthode liée à la nature de sa source.
Pour ma part, je pense - et je le lui ai dit - qu’elle ne va pas assez loin dans son analyse critique. Je considère en effet que la question du « détournement de mineure » - qui pose la question du pouvoir (lié notamment à la différence de statut social, intellectuel, institutionnel, à l’écart dû à l’âge [entre Simone de Beauvoir et son élève] , au rôle de Sartre....) mis en oeuvre dans une relation « amoureuse » - et de son « abus » au regard du droit et de la morale (à définir) - doit être posée.
En elle même. Vichy ou non, lesbianisme ou non.
Le livre bouleversant [2] de Bianca Lamblin ne doit pas être oublié.
Je considère donc que le texte de Marie-Jo Bonnet est pertinent : elle a démonté analytiquement avec finesse et intelligence les importantes « limites » - pour employer un euphémisme - de ce chapitre. Qu’elle a resitué, comme tu nous l’avais demandé, dans son contexte historique.
Plus encore, elle nous donne une grille de lecture théorique qui dépasse la critique de ce seul chapitre.
Je te demande donc de revoir ta position à l’égard du texte de Marie-Jo Bonnet, à laquelle j’ai adressé mes réactions à son texte, comme je souhaiterais en recevoir pour moi-même.
Mais le principe de la liberté de l’auteur-e ne saurait être remis en cause.
Me concernant, je ne saurais travailler pour cette publication, si ce principe n’était pas assuré. Et si le texte de Marie-Jo - qui effectivement « brise un tabou » - en était exclu.
En espérant vivement que cette insertion de son texte dans les actes du colloque se réalisera.
Amicalement,
Marie-Victoire Louis
Copie à Marie-Jo Bonnet
.............. Hélène Rouch
Paris, le 23 décembre 2000
Hélène Rouch
Hélène,
J’ai bien reçu ta dernière lettre et je t’en remercie. Je compte donc re-travailler mon texte en fonction des critiques, justes, d’Ingrid et de toi-même. Je vais aussi essayer de mieux problématiser la question des relations de S. De Beauvoir avec la prostitution.
Par ailleurs, lors de notre rencontre, j’ai appris par toi que le désaccord avec Marie Jo Bonnet concernant son chapitre consacré à « La lesbienne » n’était pas réglé. Or, comme tu le sais déjà, je suis extrêmement attachée, par principe, à la publication par Marie Jo de son analyse. Que je trouve, par ailleurs, très pertinente.
Je t’ai donc informée que je comptais contacter Marie Jo pour tenter de régler le problème. Je l’ai donc appelée. Celle-ci m’a dit très clairement qu’elle ne se reconnaissait pas dans la deuxième mouture, celle qu’elle avait reprise avec toi. Et qu’elle voulait donc que ce soit la première qui soit insérée dans le livre.
À l’entendre, je n’ai pu que réagir en pensant que, sur le fond, c’était donc sa position d’auteure qui devait être celle de référence. Puisqu’elle est au fondement du principe de la liberté d’écrire.
J’ai cependant relu la rédaction du chapitre tel qu’elle vous demande de l’insérer. Et non seulement je n’ai rien lu qui puisse lui être reproché, mais en outre, je le trouve fort et juste.
Je vous demande donc de bien vouloir donc intégrer le chapitre de Marie Jo Bonnet, tel qu’elle vous le propose. Et - sachant que je parle, ici, à titre personnel - je pense que si vous avez, comme ce fut le cas pour votre travail critique de tous les chapitres, des demandes ponctuelles à lui faire, celle-ci les entendra. Comme elle l’a déjà fait.
Il est en effet, pour moi, impensable que ce livre, si important, sorte en faisant l’impasse sur un chapitre entier du livre, alors que vous êtes en possession d’un (bon) texte émanant d’une spécialiste qui a beaucoup travaillé sur le sujet. Et qui va par ailleurs, publier ce texte aux Etats-unis. Peut-être est-il même déjà publié ?
Les accusations de « censure » - auxquelles je ne peux m’identifier - ne pourront manquer alors d’être faites. C’est, en outre, la crédibilité de tout le travail remarquable fait, et par vous-mêmes et par tant de personnes, qui sera en cause.
Voilà ce que je souhaitais te dire, à toi, ainsi, bien sûr, qu’à Ingrid.
Je ne peux croire que ce problème ne se règle.
Bonnes fêtes. Et à bientôt, donc.
Marie-Victoire
22 juin 2001.
Hélène Rouch
Editions l'Harmattan
Hélène,
N'ayant plus eu de tes nouvelles depuis plusieurs mois, j'en déduis - puisque vous n'avez pas cru bon m'en informer - que vous avez pris la décision de ne pas publier mon chapitre sur Simone de Beauvoir et la prostitution.
Aussi, pour éviter toute ambiguïté lors de la publication du livre, je tiens à préciser, par écrit, une dernière fois, que la seule et unique raison qui expliquera l'absence du chapitre rédigé par moi est la suivante:
Je me refuse à être publiée dans un livre qui a refusé de publier le chapitre de Marie-Jo Bonnet sur "La lesbiennne".
Je me refuse à être complice d'une censure.
Je précise que les lettres échangées sur le sujet entre Marie-Jo Bonnet, toi et moi - Ingrid Galster, bien que responsable et du colloque et de la publication t'ayant laissée seule pour gérer le problème - sont à la disposition de qui souhaiterait en prendre connaissance.
Je regrette que le colloque Beauvoir d'Eischtätt, qui s'était si bien passé, se termine ainsi.
Et plus encore, qu'un colloque sur Simone de Beauvoir puisse être publié dans ces conditions scandaleuses.
Avec mes regrets.
Marie-Victoire Louis
P.S : Serais-tu assez aimable de bien vouloir adresser une copie de ma lettre à Ingrid Galster ?
Copie à: Marie-Jo Bonnet, Françoise Collin, Liliane Kandel.
Je considère qu'il serait nécessaire, en outre, que l'ensemble des auteur-es participante-s à ce livre reçoivent, avant publication du livre, copie de ma lettre.
Marie-Victoire Louis
IV. 4 septembre 2003. Lettre de Marie-Victoire Louis et Marie-Jo Bonnet aux Editions Honoré Champion
Editions Honoré Champion
7 Quai Malaquais
Paris 75006
Paris, le 4 septembre 2003
Monsieur le Directeur,
Nous avons appris récemment par Hélène Rouch de la parution prochaine par votre maison d’édition d’un livre issu d’un colloque organisé par Ingrid Galster sur Simone De Beauvoir .
Ayant participé à ce colloque et n’ayant pas été informée de sa parution, nous aimerions avoir confirmation de cette information.
Nous souhaitons aussi savoir si nos communications font partie de cette publication.
Avec nos remerciements,
Dans l’attente,
Veuillez agréer l’assurance de notre considération distinguée.
Marie-Jo Bonnet
Marie-Victoire Louis
V. 9 septembre 2003. Lettre de Marie-Victoire Louis adressée à Hélène Rouch
Paris, le 9 septembre 2003
Hélène Rouch
Hélène,
Dans la mesure où tu ne m’as pas laissé le temps de répondre lors de ton appel téléphonique d’hier après-midi, je tenais à clarifier plusieurs points :
1° ) J’avais lu par téléphone sur ton répondeur le 3 septembre la lettre (en P.J. à cette lettre) en date du 4 septembre signée par Marie-Jo Bonnet et moi-même adressée aux Editions Honoré Champion. Comme nous te citions en ces termes : « Nous avons appris récemment par Hélène Rouch de la parution prochaine d’un livre issu du colloque organisé par Ingrid Galster sur Simone de Beauvoir » - j’avais laissé un message la veille te demandant de me rappeler pour me dire si tu voyais un inconvénient à être citée dans cette lettre.
Dans la mesure où tu ne m’avais pas rappelée - et dans la mesure où je t’informais que je comptais adresser cette lettre le lendemain - j’en ai déduis que cela ne te posait pas de problèmes. Mais, comme tu me l’as dit justement : « tout le monde n’est pas tout le temps chez soi ».
Je te demande donc de m’en excuser.
J’aurais dû te demander un accord explicite pour te citer dans lettre adressée en date du 4 septembre.
Ceci étant dit, je me permets de préciser que dans la mesure où cette lettre faisait état d’une simple information (que tu avais transmise à Marie-Jo Bonnet) - à savoir que le livre consacré à Simone de Beauvoir allait être publié aux Editions Honoré Champion - je n’ai pas pensé que l’enjeu était d’une telle importance.
2 °) Aussi, ai-je été fort étonnée lorsque tu m’as affirmée au téléphone que notre lettre te mettais « dans une situation intenable » ; j’ai du mal à en comprendre les raisons.
3 °) Lors de ce même appel, tu as aussi fait état de ce que tu t’étais « battue pour nous », ou que tu nous avais « défendues » (je ne me souviens pas de ta phrase exacte).
La question ne se pose pas en ces termes
La question - depuis plus de trois ans - est de savoir si un livre - issu des Actes du Colloque Simone de Beauvoir dirigé par Ingrid Galster – peut être ou non publié sur les fondements d’une censure.
4° ) C’est parce que :
* Aucune réponse n’avait été faite à la lettre que je t’avais adressée en date du 23 juillet 2001 [non retrouvée . MVL. Oct.2005] ;
* Ni Marie-Jo Bonnet ni moi-même n’avons plus jamais été informées des conditions de publication de ce colloque qui devaient paraître aux Editions l’Harmattan fin 2002 ;
* Je pensais pour ma part que le projet en avait été abandonné, ne pouvant imaginer - sur un plan déontologique, éthique et intellectuel - ni que ce colloque puisse être publié sans nos deux textes, ni que d’autres personnes puissent avoir été sollicitées ;
que nous avons écrit cette lettre et que nous attendons une réponse.
5 °) Enfin, et c’est là l’essentiel, affirmer comme tu me l’as dit hier que Marie-Jo Bonnet et moi-même avions « retiré nos textes » est un déni du réel.
Les lettres adressées par moi-même à Ingrid Galster en date du 6 mars 2000, ainsi que celles adressées à toi même en date du 23 décembre 2000 et du 22 juin 2001 en font foi.
Sur une position de principe - dont nous avons souvent discuté ensemble - à savoir que le texte de Marie-Jo Bonnet avait été refusé pour publication, j’ai décidé d’être solidaire d’elle.
Et j’ai refusé de cautionner un livre censuré.
Je maintiens et Marie-Jo Bonnet avec moi - que ce livre qui va donc paraître sans nos deux textes est un livre fondé sur une censure.
Avec regrets,
Marie-Victoire Louis
[2] Mémoires d'une jeune fille dérangée.
Ajout. Oct. 2005 : « et accablant pour Simone de Beauvoir et Sartre ».
Extraits du site de Marie-Victoire Louis qui contient une partie des archives cette sociologue féministe. Ce sont de grands textes qu’elle a rédigés en son nom propre, c’est-à-dire hors cadre associatif. Elle a souhaité présenter ces textes de grande valeur parce qu’elle a éprouvé le besoin de faire un bilan personnel et politique. Tous (ou presque) concernent l’analyse du système patriarcal, pour Marie-Victoire Louis, indissociable d’une action militante féministe. Ce site est ressource inestimable pour la recherche et la réflexion féministe. De nouveaux textes viendront s’y ajouter parmi lesquels Marie-Victoire Louis souhaite intégrer ceux d’autres auteur-es.
http://www.marievictoirelouis.net/index.html