Les fondamentalistes investissent le Congrès pour combattre l'avortement, l'homosexualité et les cellules souches
WASHINGTON de notre envoyée spéciale
Une robe de mariée est exposée dans l'entrée. Immaculée, dressée dans une vitrine, comme un objet de musée. On ne saurait mieux résumer les objectifs du Family Research Council : défendre le mariage et la foi. La fondation est le relais à Washington de la droite radicale chrétienne, la fraction du camp conservateur qui estime avoir contribué de manière décisive à la victoire de George Bush et qui aujourd'hui réclame son dû.
Jayd Henricks est le responsable des relations avec le Congrès. Catholique traditionaliste, il est arrivé à Washington il y a trois ans, après avoir quitté le séminaire. Son travail consiste à approcher les membres du Congrès pour faire avancer la cause de "tout ce qui touche à la vie" : l'avortement, l'homosexualité, la recherche sur les cellules souches. "Sur le plan législatif, explique-t-il, nous avons fait de grands progrès, ces trois dernières années." Il cite la procédure d'avortement tardif, par exemple. Elle a fini par être interdite en 2003 alors que Bill Clinton avait opposé deux fois son veto à cette mesure. Mais il y a une ombre dans sa satisfaction : les lois ne sont pas appliquées. "Systématiquement, les tribunaux suspendent leur application."
L'association Family Research Council emploie cinquante personnes à Washington. Elle dispose d'un bâtiment entier, dans le quartier touristique du Ford Theater. Elle est représentée dans trente-six Etats et elle envoie chaque jour un courrier électronique à 110 000 sympathisants.
LA GUERRE DES JUGES
Le président, Tony Perkins, est un ancien officier de police qui a fait ses classes en Louisiane. Depuis des mois, il est à la pointe du combat contre les "juges qui s'arrogent le pouvoir de bloquer des lois, comme dit Jayd Henricks alors qu'ils ne sont pas élus et ne rendent de comptes à personne" . Le 24 avril, l'association a réuni des milliers de fidèles dans une église du Kentucky pour essayer d'insuffler aux républicains le "courage" de changer le règlement du Sénat. Les conservateurs jugent intolérable que les démocrates bloquent le choix du président Bush alors qu'ils sont minoritaires. "Pour nous, c'est grave, dit Jayd Henricks. C'est une crise constitutionnelle."
La droite chrétienne réclame "ses" juges. Elle s'impatiente et bouscule les sénateurs, dont certains, d'ailleurs, n'en avaient guère besoin, comme le Texan Tom DeLay, un héros aux yeux des intégristes pour avoir promis des sanctions aux magistrats "activistes". Quatre mois après le début du second mandat de M. Bush, les fondamentalistes semblent avoir pris la place des néoconservateurs à Washington. Avec l'Irak, le pays avait découvert ses missionnaires. Avec la guerre des juges, il découvre ses "théocons".
"Nous avons, en ce moment, la meilleure situation politique que nous ayons jamais eue" , explique Jayd Henricks. "Nous nous affirmons, c'est sûr. Avant, les libéraux avaient tout ce qu'ils voulaient. Ce n'est plus le cas. Nous avons des médias. Il y a une nouvelle énergie pour les conservateurs." Leurs adversaires confirment la montée en puissance. "Pour eux, il y a une ouverture en ce moment, et elle va se refermer en 2006" , dit Rob Boston, qui surveille la droite chrétienne pour l'association de gauche People for the American Way. Les parlementaires pensent déjà aux élections intermédiaires de 2006. Les candidats sont désignés par un système de primaires, qui incite plutôt à la radicalisation. Le soutien des Eglises sera déterminant.
Le mouvement chrétien n'a pas de direction unique, mais "la coordination existe" , affirme Rob Boston. Des centaines de groupes sont actifs dans les provinces. Ils sont relayés par des élus locaux, qui introduisent dans les législatures des mesures anti-avortement, anti-gay, anti-Darwin. En cas de recours, des juristes sont à leur disposition. "La droite religieuse forme des avocats pour mener ses guerres culturelles" , expliquait début mai la radio publique NPR. Les ténors de la génération précédente, comme Pat Robertson ou Jerry Falwell, ont créé des écoles de droit. L'un des principaux cabinets chrétiens, l'Alliance Defense Fund, est intervenu dans 1 300 affaires en dix ans, dont le recours contre le mariage gay dans l'Oregon.
Les thèmes de campagne sont très variés. Dans l'Alabama, un parlementaire républicain s'est mis en tête, fin avril, d'obtenir l'interdiction, dans les bibliothèques locales, de livres écrits par des homosexuels. Sa proposition de loi n'a aucune chance d'être votée mais elle a ouvert un débat.
Les objectifs peuvent paraître minimes, au regard de l'investissement. Dans une dizaine d'Etats, les républicains essaient d'obtenir que les couples homosexuels ne puissent pas s'occuper d'enfants placés en famille d'accueil. Le 18 avril, le New York Times a publié, en première page, une longue enquête sur les pharmacies qui refusent de délivrer la pilule du lendemain pour des raisons religieuses. Dans vingt-trois Etats, des lois ont été adoptées ou sont en cours d'examen pour protéger les pharmaciens réticents.
À L'ÉCOLE
L'école est un terrain de choix. Les responsables des conseils d'administration scolaires étant élus, les activistes peuvent s'y introduire et modifier la réglementation. Cette année, c'est l'enseignement de la Bible à l'école qui a le vent en poupe, jusqu'à Washington. Ce n'est pas contraire à la Constitution, soulignent les activistes, si la Bible est étudiée en littérature.
Les spécialistes ne voient pas sans inquiétude cette nouvelle éruption dans la bataille culturelle que se livrent les deux extrêmes de l'Amérique depuis les années 1960. "Le ton monte, constate Luis Lugo, le directeur du Pew Forum on Religion and Public Life. Les groupes sont de plus en plus organisés des deux côtés" . Pour le chercheur Michael Lind, de la New America Foundation, "ce n'est pas une guerre culturelle. C'est une guerre de religion". Pour lui la droite chrétienne ressemble à la contre-culture des années 1960. "Mais à l'époque, dit-il, les centristes s'étaient alliés aux conservateurs contre la gauche. Maintenant, on a une guerre sainte contre les Américains modérés" .
Corine Lesnes
Article paru dans l'édition du 22.05.05
Source : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-652500,0.html