Cyberféminisme: De la théorie à la pratique
Juliet Breese
L’Internet offre des exemples théoriques et pratiques de cyberféminisme. En menant une recherche pour cet article, j’ai surtout repéré des définitions du cyberféminisme dans des ouvrages rédigés pendant la dernière partie des années 1990. La plupart de ces articles parlent de théorie sociale tandis que d’autres désignent le cyberféminisme comme un processus qui a permis aux femmes de se connecter pour créer leurs propres espaces sur le Net.
Faith Wilding, auteure de l’article « Where is the Feminism in Cyberfeminism? », décrit le cyberféminisme comme un concept ouvert, fluide et pas encore défini par celles qui sont engagées dans l’élaboration du cyberféminisme comme nouvelle théorie féministe. Elle écrit: « Les cyberféministes ont la chance de jeter les nouvelles bases d’une théorie et d’une pratique féministes qui prendront en compte les conditions sociales complexes issues des technologies planétaires. » Wilding plaide pour une définition du cyberféminisme reliant la théorie et la pratique en vue de mieux comprendre et situer les points de jonction entre le vécu des femmes et les TIC.
Certaines des difficultés qui entravent la recherche d’une définition du cyberféminisme proviennent peut-être du fait que le féminisme lui-même ne se restreint à aucune définition établie. Le féminisme est multiple, avec plusieurs champs théoriques. Pour n’en nommer que quelques-uns, il existe des féministes marxistes, libérales, postmodernes et/ou lesbiennes qui diffèrent toutes selon leurs orientations théoriques et les sujets abordés. Toutefois, le féminisme fait consensus sur la reconnaissance d’une organisation sociale genrée, où les femmes en tant que groupe sont systématiquement opprimées par le patriarcat dans une société ordonnée en fonction du sexe. La pensée féministe procède du point de vue des femmes et tente d’explorer et de révéler la dynamique sociale du patriarcat. Le féminisme est également axé vers un changement social enraciné dans les actions des femmes qui travaillent à circonvenir les structures patriarcales pour créer un monde plus égalitaire.
Alors, qu’est-ce que le cyberféminisme? Ouvert aux définitions au même titre que le féminisme, ses composantes de base demeurent toutefois le genre et la technologie. Le cyberféminisme examine les technologies et les intersections entre le genre, la culture, le corps et la technologie. Il se préoccupe tout autant de la théorie que de la pratique. Bien que cette théorie demeure critique des moyens ayant favorisé l’intégration des technologies de l’information dans nos vies quotidiennes et de leurs conséquences, elle ne se cantonne pas dans cette critique et continue d’explorer le potentiel des TIC comme instruments de contestation et de changement de notre société patriarcale.
Les cyberféministes reconnaissent que la technologie est un domaine complexe qui existe dans un cadre social déjà établi en pratique et profondément ancré dans des environnements économiques, politiques et culturels. Elles reconnaissent également que ces environnements sont extrêmement sexistes et racistes, en plus de manifester des privilèges économiques, sexuels, sociaux et âgistes. L’Internet est loin d’être une utopie neutre à l’égard du genre. C’est un système qui émane de structures conçues à des fins guerrières et qui fait partie intégrante des institutions masculinistes. Pour maîtriser pleinement l’Internet, on doit d’abord reconnaître et prendre en compte toutes les incidences des paramètres ayant présidé à sa création et des conditions politiques et économiques qui sous-tendent présentement ce système. Wilding souligne qu’on « peut considérer comme un geste radical le fait d’insérer le mot féminisme dans le cyberespace, d’interrompre le flot de codes masculins en affichant énergiquement l’intention de délégitimer, hybrider, provoquer et infecter l’ordre masculin des choses en politisant l’environnement du Net. » Les cyberféministes peuvent se servir des avancées théoriques et outils stratégiques féministes pour combattre le sexisme et le racisme très réels qui caractérisent l’Internet, aussi bien au niveau des logiciels que des équipements, et qui en font un environnement politisé.
Étant donné que le cyberespace demeure structuré par les relations sociales capitalistes et patriarcales, il est à craindre qu’il ne recrée simplement les stéréotypes de sexe traditionnels. Les femmes doivent donc être prêtes à investir le cyberespace pour contester la reproduction de ces stéréotypes, tant par les femmes que par les hommes. Les cyberféministes ont utilisé l’Internet pour organiser leurs interventions, diffuser des nouvelles, partager des ressources et promouvoir des luttes. Elles ont démontré leur capacité à puiser dans les idées, les expériences et les connaissances des féministes qui les ont précédées pour poursuivre ce travail sur Internet. Le projet d’une politique féministe sur le Net est en constante évolution et comprend l’autonomisation des femmes et des filles de même que la création de nouvelles possibilités d’actions à l’heure de la mondialisation.
Les cyberféministes ont la chance de jeter les nouvelles bases d’une théorie et d’une pratique féministes qui prendront en compte les conditions sociales complexes issues des technologies planétaires.
L’Internet est devenu un lieu intéressant où les féministes peuvent échanger de l’information avec d’autres. Par exemple, des personnes cherchant des renseignements sur les « droits de garde » ou l’« équité salariale » peuvent trouver des ressources féministes avant d’avoir compris que c’est le féminisme qui répond à ces questions. Les femmes et les hommes « ont l’occasion de comprendre leur rapport au féminisme sans devoir d’abord affronter et surmonter leurs préjugés. » L’Internet et le processus de recherche par mot-clé démystifient le féminisme en mettant l’emphase sur la question et la solution plutôt que sur l’association négative que ressentent encore plusieurs personnes en entendant le mot « féminisme ». C’est aussi un espace où les féministes peuvent se communiquer des alertes à l’action, des lois, des nouvelles, des projets, etc. Plutôt que d’entendre parler sur le tard de telles activités et lois, nous pouvons être informées des lois en préparation par des messages affichés sur des listes courriels ou des sites Web. On peut également organiser des actions et exercer des pressions auprès des gouvernements par le biais d’outils Internet comme les campagnes de lettres, les pétitions en ligne et les courriels envoyés aux député-e-s.
Les femmes ont eu le temps de développer des moyens féministes d’utiliser l’Internet. Une gamme d’outils et de techniques ont émergé pour nous aider à raconter nos récits, célébrer nos réalisations, nous réunir, connecter nos réseaux, partager nos recherches, nous soutenir entre nous, analyser des enjeux, construire nos communautés, apprendre les unes des autres et coordonner nos efforts. Les stratégies d’égalité des femmes sont basées sur notre savoir féministe et sur nos objectifs de changement social. Voici quelques exemples des façons dont nous utilisons l’Internet:
Établissement de coalitions
L’établissement de coalitions en ligne et hors ligne peut s’avérer constructif. L’Internet offre aux femmes et aux représentantes des organisations de femmes les moyens et l’espace pour se réunir et partager ressources, travail, outils et compétences dans un effort de sensibilisation aux enjeux de l’heure. La Coalition pour l’égalité des femmes (www.canadaelection.net) et l’Alliance canadienne féministe pour l’action internationale (www.fafia-afai.org) sont des exemples de telles coalitions au Canada.
Nouvelles
Par ailleurs, des femmes et des organisations de femmes ont choisi de créer des sites Web qui s’activent à diffuser des nouvelles, de l’information et des ressources féministes. Womennet (www.womennet.ca), NetFemmes (http://netfemmes.cdeacf.ca) et Women’s eNews (www.womensenews.org) sont des exemples de ce genre de sites.
Promotion d’actions
Les listes de discussion sont un autre des moyens mis de l’avant par les femmes pour promouvoir des actions. Ces listes de discussion facilitent le réseautage des femmes et des communautés féministes en leur permettant d’échanger, de partager des expériences, des points de vue et des idées. Elles offrent la possibilité d’entrer en contact avec d’autres femmes ayant une expérience similaire sur certains enjeux et aident à trouver des ressources sur des sujets particuliers. Les femmes peuvent également partager entre elles des ressources utiles et des renseignements sur la manière de démarrer des groupes, de travailler sur des questions précises et de participer à des campagnes. Pour ne nommer que quelques-unes de ces listes, citons PAR-L (www.unb.ca/PAR-L), Femmes et PoliTIC (http://netfemmes.cdeacf.ca), DAWN Ontario (http://dawn.thot.net) et CEF – Élection 2006 (www.cwe-cef.ca).
Ressources en ligne
L’Internet a grandement facilité le partage de ressources en ligne pour les femmes et les organisations de femmes oeuvrant pour l’égalité. C’est particulièrement vrai pour celles qui travaillent dans le domaine de la violence envers les femmes. Le BC Rural Women’s Network a récemment lancé son Online Safety Toolkit (www.onlinesafetytoolkit.com), et Shelternet (www.shelternet.ca) aide les femmes du Canada à trouver des maisons d’hébergement et offre des ressources en dix langues différentes.
Conclusion
Comme l’affirme Jennifer Brayton dans la conclusion de son article: « La cyberféministe vit un rapport à la technologie dans cet espace négocié entre la théorie et la pratique ». Les cyberféministes sont conscientes de l’aspect sexué de la socialisation et de ses répercussions négatives sur les femmes dans tous les aspects de l’utilisation des technologies. Elles en appellent à une résistance proactive contre les notions patriarcales d’identité. À un autre niveau, les cyberféministes reconnaissent et acceptent la réalité des TIC et s’activent à transformer ces vieux stéréotypes. Elles travaillent avec ce médium pour diffuser leurs idées et elles investissent le cyberespace pour défaire le patriarcat. C’est une théorie de résistance, d’autonomisation, de pratique et de plaisir – une théorie qui offre une nouvelle perspective pour comprendre les interactions complexes entre le genre, la technologie et la culture.
Liens/Ressources:
Scarlet Pollock, « Stratégies Web pour l’e-galité » dans Cyberégalité pour les femmes, Womenspace (2003) http://womynsvoices.ca/fr/node/329
Jennifer Brayton, « Cyberfeminism as New Theory » (1997)
http://www.unb.ca/web/PAR-L/win/cyberfem.htm
Rosi Braidotti, « Cyberfeminism with a Difference » (1996)
http://www.let.uu.nl/womens_studies/rosi/cyberfem.htm
Faith Wilding, « Where is feminism in Cyberfeminism »
http://www.obn.org/cfundef/faith_def.html
Amy Richards et Marianne Schnall, « Cyberfeminism: Networking on the Net »
http://www.feminist.com/resources/artspeech/genwom/cyberfeminism.html
Alex Galloway, « A Report on Cyberfeminism » in Switch - Electronic Gender: Art and the Interstic au http://switch.sjsu.edu/web/v4n1/alex.html
« Post-Cyberfeminism?: Nat Muller meets up with Sadie Plant » par Dee
http://www.fringecore.com/magazine/m6-4.html