La visibilité lesbienne en France : it’s a long way…* 1
PREAMBULE HISTORIQUE
Du Puits de solitude de l’Anglaise Radclyffe Hall, roman plaidoyer condamné par la justice pour obscénité, en 1928 – et brûlé dans les caves de Scotland Yard –, aux Amies d’Héloïse d’Hélène de Monferrand, couronné par le Goncourt du premier roman en 1990, en passant par l’apparition d’œuvres théoriques, poétiques et de fiction, issues d’une analyse radicale lesbienne du monde hétérosexuel, et produites par Nicole Brossard, Michèle Causse, Monique Wittig, pour ne citer que quelques francophones, il s’est écoulé moins d’un siècle. Mai 68 et le mouvement de libération des femmes ont favorisé une accélération du processus de création et d’affirmation individuelle ainsi que la constitution collective – beaucoup moins rapide en France que partout ailleurs en Europe de l’Ouest – d’une « conscience » lesbienne, condition nécessaire mais, on le verra, non suffisante pour l’instauration d’une véritable visibilité lesbienne, tant sont grandes les résistances : de la part de la société « at large », des féministes, des gays, des lesbiennes elles-mêmes.
L’importance de la littérature
La littérature est le domaine où s’est exprimée et continue de s’exprimer le plus évidemment l’existence lesbienne. De l’après-guerre à 1968, en une vingtaine d’années, donc, une trentaine de romans paraissent en France dont beaucoup sont le reflet de l’atmosphère ambiante de répression, donc de dissimulation et de culpabilité, voire de honte. Ce sont des romans catastrophes : aimée mystérieuse et dure, qui fait souffrir (Le rempart des béguines, Françoise Mallet-Joris, Julliard, 1951) ; retour de l’une des amantes à l’hétérosexualité (Qui qu’en grogne, Nicole Louvier, La Table ronde, 1953) ; amour non partagé (Althia, Irène Monesi, Seuil, 1957, Je jure de m’éblouir, Éveline Mahyère, Buchet/Chastel-Corrêa, 1958) ; mort de l’une des amantes (La lettre, Clarisse Francillon, Pierre Horay, 1958). Bref, en général, ça ne se passe pas très bien et ça finit très mal. « Ces textes sont produits dans l’absence d’un sujet lesbien se nommant ouvertement et publiquement comme tel, dans une époque de dispersion, de silence, d’invisibilisation des lesbiennes, dans une société aussi où les rôles assignés aux femmes ne sont guère remis en cause et où les mentalités conservatrices sont très fortes » (Claudie Lesselier) (1). Au milieu de cette petite musique de chambre de romans paraissant discrètement et souvent uniques – il arrive que l’auteure se suicide (Éveline Mahyère) –, l’« opéra » de Violette Leduc éclate et bouleverse plus d’une adolescente des années 60. La Bâtarde (Gallimard, 1964), préfacée par Simone de Beauvoir, saluée par la critique, à laquelle on ne donne pas le Goncourt ni le Fémina pour « raisons morales », rend célèbre son auteure dont l’œuvre devient accessible à des milliers de lesbiennes.
Puis vint mai 68 et – à partir des années 1970 (2) – une floraison crescendo de parutions : écrits historiques, biographiques, essais, poésie, fictions, journaux et revues, qui contribuent à poser les fondements d’une culture à part entière, donnant corps aux lesbiennes et répondant à la belle injonction de Monique Wittig : « Il nous faut dans un monde où nous n’existons que passées sous silence, au propre dans la réalité sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc, que cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir comme de nulle part, être nos propres légendes dans notre vie même, nous faire nous-mêmes, êtres de chair, aussi abstraites que des caractères de livre ou des images peintes » (Avant-note à La Passion de Djuna Barnes, 1982) (3).
Quelques chiffres en moyenne pour la France (d’après mes observations et tous genres confondus) : de l’après-guerre à 1970 : 1 à 5 ouvrages par an ; années 70 : 5 par an – une cinquantaine ; années 80 : 10 par an – environ 130 ; années 90 : 18 par an – environ 200 en mai 1999 ; années 2000 : l’étude est en cours, mais il est clair que la production est en progression.
L’importance des lieux lesbiens et de la non-mixité
L’une des caractéristiques essentielles de la vie des lesbiennes est la rareté et très longtemps l’absence de lieux collectifs où se rencontrer, et donc inventer, penser ensemble, caractéristique qu’elles partagent avec les hétérosexuelles : les unes sont atomisées dans leur espace domestique respectif, les autres, individuellement ou par petites tribus, dans les hautes herbes de l’hétérosocialité. Il en résulte leur non-visibilité, leur non-socialisation en tant que lesbiennes, d’où l’importance des lieux créés par les valeureuses militantes pour à la fois socialiser les lesbiennes qui le désirent, promouvoir leurs réalisations, donc leur culture, et « assurer cet autre type de visibilité, celle de la création lesbienne auprès des lesbiennes » (Delphine Tyr, introduction à Diablesses, 1999).
Quant à la non-mixité, traditionnellement les espaces collectifs non mixtes sont masculins. La non-mixité masculine est l’un des fondements de la puissance des hommes, la condition de la transmission sans partage de leur savoir et de leur pouvoir et n’est jamais mise en question par celles et ceux qui questionnent avec véhémence la non-mixité des femmes ! Laquelle, juste retour des choses, fut la condition d’existence de l’un des événements les plus importants de la fin du XXe siècle : le mouvement de libération des femmes. La non-mixité est l’une des conditions incontournables de l’indépendance de pensée des femmes. Je pense à un slogan de mai 68 sur les murs de la chapelle de la Sorbonne : « Comment peut-on penser librement à l’ombre d’une chapelle ? » que je transforme en : « Comment peut-on penser femme à l’ombre des hommes ? » « Comment peut-on penser lesbien à l’ombre des gays ? » Actuellement, malgré une forte contrainte ambiante à la mixité, des espaces non mixtes naissent régulièrement en France, à Paris (La Barbare, 1999), à Grenoble (squats femmes et lesbiennes : après la Flibustière, La Mordue vient de fermer mais un nouveau squat est en projet), et même à Morlaix (association LAM, 2004) ! Sans parler des groupes de « respiration lesbienne » qui naissent invariablement au bout de quelque temps dans les associations gay-et-lesbiennes…
LES ANNÉES 70-80 : NAISSANCE DU MOUVEMENT LESBIEN
Durant les années 70, articulée bon an mal an au mouvement féministe (il y eut de grandes houles et de terribles ruptures…), une première vague de pionnières, principalement à Paris et à Lyon, crée des groupes lesbiens (4), des journaux et des revues (5). Les archives lesbiennes naissent à Paris en 1983. Des textes sont publiés dans des revues féministes, homosexuelles mixtes et straight (6).
De grandes rencontres nationales (Paussac, 1979 ; Marcevol, 1980 ; Leuzières, 1981), réunissant des centaines de lesbiennes militant dans le mouvement féministe, sont le prélude à ce qui est en train de naître : le mouvement lesbien féministe.
Au lendemain de la rencontre lesbienne de Leuzières et de la deuxième université d’été homosexuelle à Marseille (1981, « … un regroupement mixte où on ne pensait aux filles que dans la mesure où nous imposions notre présence »), voici ce qu’écrit une des participantes aux deux événements : « … une dynamique existe, née d’une longue, patiente action militante. Tout en étant d’accord sur la nécessité de mener des luttes avec les pédés dans certains domaines (qu’il faudra d’ailleurs redéfinir), nous ressentons comme vital le besoin de nous réunir afin de trouver notre terrain d’existence et d’action. Il faut que les lesbiennes deviennent une force politique, qu’elles apparaissent comme telle. (…) On a trop dit que les lesbiennes sont à la charnière du combat féministe et du combat homosexuel. Jusqu’à présent, cela a surtout signifié que nous en étions les laissées-pour-compte. Prenons notre place dans chacun de ces combats » (Françoise Renaud) (7).
Sur le terrain théorique, la rupture avec les féministes est déjà consommée avec la dissolution, l’année précédente, du collectif de la revue Questions féministes provoquée par le texte fondateur « On ne naît pas femme » où Monique Wittig écrit : « …le sujet désigné (lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. (…) notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la destruction de la classe – les femmes – dans laquelle les hommes s’approprient les femmes et cela ne peut s’accomplir que par la destruction de l’hétérosexualité comme système social basé sur l’oppression et l’appropriation des femmes par les hommes et qui produit le corps de doctrines sur la différence entre les sexes pour justifier cette oppression (8). »
Mais pour la majorité des lesbiennes des régions et sans doute de Paris – qui se disaient toujours « homosexuelles » et encore plus souvent « femmes », soit dit en passant –, la conscience lesbienne est venue « inconsciemment », plutôt grâce aux échanges informels au cours de la « traversée du désert » des années 80 que grâce aux lectures des théories et à la connaissance des orages fondateurs parisiens dont beaucoup ignoraient jusqu’à l’existence. C’était dans l’air du temps et plutôt vécu comme une suite du mouvement des femmes que comme une rupture. Pour preuve le texte de présentation de Bagdam Cafée à Toulouse écrit en 1989 : « En Europe, combien de lieux publics qui appartiennent aux femmes – homosexuelles et hétérosexuelles –, qui soient leurs territoires, inscrits dans le tissu social, gérés par elles et pour elles, situés sur leur parcours quotidien, professionnels ou de flânerie ? Bien peu encore. Trop peu. Bagdam Cafée est l’un de ces lieux-là, né du désir de quelques-unes, actrices et héritières des luttes des femmes des années 70. »
À partir du milieu des années 80, un certain nombre de lieux lesbiens voient le jour en France, qui prendront leur plein essor au cours des années 90 : la revue La Grimoire (1986), la plupart des maisons de vacances du Gers (quatre entre 1984 et 1987), le festival « Quand les lesbiennes se font du cinéma » à Paris (1988), les éditions Geneviève Pastre à Paris (1989), Bagdam Cafée à Toulouse (1988).
ANNÉES 90 : LES ANNÉES LESBIENNES
Tous ces lieux et initiatives sont la base à partir de laquelle va se constituer – enfin – la « communauté » lesbienne française.
Légitimité/Visibilité
L’une des raisons de « l’explosion » lesbienne des années 90 me semble être la prise de conscience, au cours des années 80, d’une génération de lesbiennes – la génération du MLF – qui après avoir été féministes se sont découvertes lesbiennes féministes, c’est-à-dire qu’elles ont acquis quelque chose de fondamental : la légitimité en tant que lesbiennes, après avoir acquis la légitimité en tant que femmes. Elles ont donc pu faire entrer le désir lesbien dans le champ politique. Ce qui revient à dire qu’elles ont – sans toujours, comme je l’ai dit plus haut, en avoir une pleine conscience et sans connaître vraiment les théories des lesbiennes politiques – politisé le lesbianisme, mettant en question l’hétérosexualité, envisagée comme une simple idéologie où se reconduit, entre autres, l’oppression des femmes. Ce que les féministes straight avaient (ont toujours) beaucoup de peine à envisager…
Quand on devient légitime, la clandestinité devient un non-sens, on a besoin – entre autres – de lieux publics où exister, où se rencontrer, où inventer ensemble, et s’ils n’existent pas, ces lieux, on les crée. Les années 90 voient le développement et la naissance sur tout le territoire d’une économie lesbienne – maisons d’édition, maisons de vacances, bars, services divers, petits commerces, librairies par correspondance – et d’un vaste tissu associatif (plus de vingt associations naissent de 1990 à 1999). En 1997 naît la Coordination lesbienne nationale (9) (renommée en 2002 Coordination lesbienne en France) regroupant une vingtaine d’associations.
Ce besoin fondamental de réunion, au sens large, et d’expression d’une génération de lesbiennes devenues légitimes est à l’origine du « boom » des années 90 puisqu’il est à l’origine des lieux qui ont permis la naissance et l’essor de toute une série de réalisations.
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