Libération n'est pas révolution
Paru le Samedi 17 Mai 2008
Tout le monde semble connaître la date et le lieu de naissance de la «révolution sexuelle»: c'était en mai 1968, à Paris. «Oui, mais seulement pour les hommes hétérosexuels», ironise Rina Nissim, membre historique du Mouvement de libération des femmes (MLF) à Genève. «Le psychanalyste Wilhelm Reich disait qu'en libérant ses pulsions, on pouvait devenir un grand révolutionnaire... Mais nous, au MLF, davantage que la 'libération sexuelle', nous revendiquions une autonomie et une rappropriation de nos corps.» Alors que les hommes hétéros batifolent durant ce fameux mois de mai, les féministes prennent leur mal en patience: le MLF n'apparaît officiellement qu'en 1970, à Paris comme à Genève. «Plutôt que l'égalité, nous voulions des changements dans les rapports de force sociaux – entre hommes et femmes, vieux et jeunes, riches et pauvres. Nous voulions modifier la société de manière fondamentale», explique Rina Nissim.
Cours et partouzes
«En 1968, le vent de liberté ne touchait pas encore l'homosexualité, se rappelle Pierre Biner, journaliste et homme de théâtre genevois. Mon premier souvenir date de 1971, aux Beaux-Arts, à Paris, juste après la formation du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR). Dans l'une des salles, il y avait les discours, dans l'autre les partouzes.» Un an plus tard, Pierre Biner assiste à la troisième commémoration des émeutes de Stonewall, qui avaient opposé, à New York, des homosexuels à des policiers venus faire une descente dans un bar gay. «Il y avait des dizaines de milliers de personnes qui manifestaient dans Central Park. L'étau s'était desserré, on sentait que les choses changeaient.»
Dès la fin des années 1970, en parallèle à un retour de bâton des valeurs conservatrices, le MLF se scinde en sous-groupes thématiques. Le mouvement féministe devient légaliste: il se bat pour l'égalité des droits ou pour l'accès des femmes à tous les postes. Quant au combat contre la violence sexuelle, il devient un enjeu primordial.
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Ce sont aussi les années où les «études genre» prennent de l'importance à l'université – et dans leur sillage le mouvement Queer, qui rappelle qu'au-delà des hommes qui aiment des hommes, il y a de nombreuses autres combinaisons possibles: lesbiennes, bisexuels, transexuels, intersexuels, etc. A Genève, Pierre Biner participe aux actions du Groupe homosexuel (GHOG), formé en 1978. Lors d'un défilé du 1er mai, les militants exhibent une banderole barrée du slogan: «40 heures d'amour par semaine: un minimum!». Et à l'occasion d'une manif antinucléaire, c'est un «Ni actifs, ni passifs, ni radioactifs» qui détonne dans le cortège.
Plus tard, «les Gay Pride nous ont également permis d'accéder à une certaine visibilité. C'était important, car autour des cortèges, il y a des familles avec des enfants ou des préadolescents. Or certains d'entre eux sont 'différents' et peuvent ainsi voir des modèles positifs de l'homosexualité», estime Pierre Biner.
Retour du machisme
Aujourd'hui, libérer le sexe n'est plus un enjeu central, ni pour le féminisme, ni pour le mouvement gay. «Remarquez, je continue par exemple à promouvoir l'auto-examen gynécologique», tempère Rina Nissim, naturopathe de profession. Elle constate par ailleurs que la pratique rencontre à nouveau un écho positif chez des jeunes femmes. En revanche, la Genevoise remarque un «retour du machisme, notamment chez certains jeunes. Et une réprobation de la sexualité des adolescentes.» De plus, certains pharmaciens n'hésitent plus à culpabiliser les jeunes filles lorsqu'elles demandent une pilule du lendemain.
De son côté, Pierre Biner estime que «le caractère subversif du désir homosexuel s'est en grande partie perdu». Les Pacs et autres partenariats protègent mieux les partenaires, qui n'en menaient pas large en cas de décès du compagnon, surtout pendant les pires années du sida. «Mais les formules de 'mariage', de plus en plus répandues, calquées sur le modèle hétéro, de même que l'homoparentalité ne figuraient pas parmi les choses dont nous rêvions.» I
«Nous étions les missionnaires du bon sexe»
Que faisiez-vous en Mai 68?
Mary Anna Barbey: J'enterrais ma grand-mère aux Etats-Unis: je n'étais donc pas sur le front (rires). Peu avant, en 1966, j'avais commencé à travailler au Centre médico-social Profamilia, qui s'occupait désormais de planning familial. J'étais entrée par la petite porte, en tant que documentaliste. Comme j'étais bilingue anglais-français, j'ai pu classer toute la documentation sur la contraception, qui n'existait pratiquement qu'en anglais.
Le planning familial préfigurait-il Mai 68?
En Suisse, il n'y avait pas de côté militant: il n'y a jamais eu un mouvement pour créer le planning, qui était immédiatement une institution. C'était dans l'air du temps depuis un moment et la philosophie de l'époque était de rendre la vie des couples plus harmonieuse. A ce propos, je me souviens d'un grand débat pour savoir si on allait ou non accepter de recevoir les célibataires!
Etiez-vous bien acceptés?
Les critiques venaient surtout des médecins, qui craignaient la concurrence. Et puis, des mouvements religieux conservateurs ou des parents chrétiens s'en sont pris à nos cours d'éducation sexuelle. Plus tard, lorsque j'ai participé à l'émission radio de Bernard Pichon, alors oui, j'ai reçu des lettres incendiaires et même des menaces de mort.
Vous naviguiez en parallèle à la «libération sexuelle» de Mai 68.
La Suisse était-elle préparée à aborder les questions de sexualité?
Les parlementaires ont eu, bien avant 1968, de nombreux débats autour de questions touchant la sexualité – l'avortement, par exemple, a été discuté aux Chambres fédérales dès les années 1930. Quant aux églises protestantes, elles se sont interrogées sur la légitimité de la contraception dès la fin des années 1950. Ces discussions ont eu au moins trois effets positifs: tout d'abord, cela a sans doute contribué à ce que l'apparition du sida soit bien gérée – il n'y avait pas de stigmatisation, en tout cas moins qu'ailleurs. Ensuite, comme je l'ai dit, le nombre d'avortements a grandement baissé. Et finalement, nous avons un taux relativement faible de grossesses adolescentes – les autres pays nous envient. Bien sûr, le niveau de vie n'y est pas pour rien, de même que la qualité des soins. Mais les débats sur ces questions et l'accès aux informations jouent aussi un rôle important.
A part le sida, quels sont les grands phénomènes qui ont défié la sexualité post-68?
Je dirais que c'est la procréation assistée – avoir un enfant est devenu un parcours du combattant, que certains considèrent comme un droit –, les abus sexuels et la situation des femmes immigrées.
Aujourd'hui, les questions des jeunes sont-elles les mêmes qu'il y a quarante ans?
S'il est un domaine qui n'a pas beaucoup évolué depuis 1968, c'est celui de l'égalité.
Il y a eu des progrès: toutes ces femmes au Conseil fédéral – même si on cherche des poux à certaines –, ça n'aurait pas été possible il y a quarante ans. Dans les années 1980, lorsque je travaillais à L'Illustré, j'étais la seule femme journaliste avec des enfants. Mais dans les hiérarchies, les choses n'ont pas beaucoup évolué – et les hommes ont souvent le dernier mot.
Le grand combat futur sera de faire en sorte que les mâles arrêtent de nous prendre pour des mamans ou des objets sexuels. Et puis, on observe aussi des retours en arrière. Je faisais récemment une intervention dans une classe de gymnase, à Lausanne: pour un exercice, les élèves devaient s'inventer un personnage. Sur vingt adolescentes, cinq ont choisi la figure de la mère au foyer.
Par rapport à 1968, on a l'impression que les couples ont davantage besoin de «sex toys» ou du porno pour exciter leur libido...
C'est tout le problème de l'absence de désir, qui a toujours existé mais s'est renforcée ces dix ou quinze dernières années. On vit dans une société érotisée à outrance: il y a une banalisation et une saturation. Les gens sont déboussolés et ne savent pas comment gérer leurs désirs.
PROPOS RECUEILLIS PAR ANTONIO ESTEVEZ
LA PILULE MASCULINE, C'EST POUR QUAND?
Presque cinquante ans après son arrivée sur le marché étasunien, la pilule contraceptive féminine n'a toujours pas d'équivalent masculin. Régulièrement annoncée «pour demain», sa commercialisation est à chaque fois repoussée. Il est vrai que le mécanisme biologique derrière la pilule pour hommes est compliqué à gérer: il faut arrêter la production des cellules sexuelles tout en permettant celle des hormones mâles. Le tout avec une action réversible – autrement, il existe déjà l'option de la vasectomie. La pilule féminine, elle, se contente d'empêcher l'ovulation,
Consciente de cette complexité, Mary Anna Barbey estime toutefois que «le fait que la plupart des chercheurs soient des hommes n'aide pas, sans doute – ils n'ont pas trop envie de chatouiller ces questions. Selon moi, les raisons sont autant médicales que psychologiques.» AEZ
Source : http://www.lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=439520